Dray : le film sur la Marche des beurs « est une réécriture de l'histoire »
Le Monde | 30.11.2013 à 14h14 • Mis à jour le 30.11.2013 à 16h36 | Propos recueillis par Elise Vincent
L'entretien a eu lieu. Mais il a été précédé d'une heure inattendue de critique assassine contre le film « La Marche », du réalisateur Nabil Ben Yadir, avec Jamel Debbouze, sorti en salles ce mercredi 26 novembre. Selon M. Dray, le film produit par la société de Luc Besson déforme totalement la réalité historique. Une réalité dont il a absolument tenu à donner sa version au cours d'une longue démonstration.
SOS racisme est une émanation directe de la Marche des beurs. Que pensez-vous du film qui vient de sortir sur le sujet, « La Marche » ?
Un des financeurs du film est la région Ile-de-France avec son dispositif d'aide au cinéma. C'est un dispositif utile car il aide à faire des films comme celui-ci. En tant que vice-président en charge de la culture, il se trouve que j'ai pu lire en avant-première le scénario. J'ai eu la tentation d'en discuter avec les auteurs, mais ce n'est pas dans mes attributions directes, je me suis donc astreint à respecter la liberté totale de création et d'écriture. Mais maintenant que tout cela est sorti, je me dois de faire quelques rappels historiques.
Premièrement, dans le succès de la Marche, en 1983, deux personnes ont beaucoup compté : Georgina Dufoix, alors ministre des affaires sociales, et Françoise Gaspard, qui avait été maire de Dreux. Ce sont elles qui vont jouer le rôle d'agent mobilisateur et de relais à Paris. Au point que François Mitterrand dira un jour à Georgina Dufoix qu'elle ne peut pas passer tout son temps à cela et qu'elle est aussi ministre de la République. Donc, si le mouvement de la Marche est spontané et généreux, il ne s'est toutefois pas développé sans relais politique.
Deuxièmement, dans le succès de la manifestation, il y a certes une présence des milieux associatifs de banlieue, mais il y a surtout une forte présence de militants de gauche désemparés par les désillusions de l'après-1981 et qui s'inquiètent des premières percées du Front national. Cette présence, cet engagement, ne se fait pas dans une volonté de récupération, elle est d'abord nourrie par la générosité des militants de gauche.
Troisièmement, on ne peut pas dire que la Marche n'a servi à rien. C'est oublier l'obtention de la carte de séjour de dix ans, la reconnaissance des associations et, qu'on le veuille ou non, une prise de conscience d'une vérité qu'on voulait occulter.
Pourquoi les auteurs du film auraient-ils eu la volonté de réécrire l'histoire ?
Parce que c'est mythologique pour certains. Ils veulent voir dans la Marche un mouvement formidable de terrain dans les quartiers, un mouvement honnête, qui s'appelait le mouvement beur, et la société aurait eu peur de ce mouvement, donc elle aurait inventé et fabriqué tous les complots pour empêcher ce mouvement d'exister. C'est une réécriture de l'histoire. Il y avait un tissu associatif de quartier avec des gens qui s'impliquaient comme il y en a un aujourd'hui, mais personne, à l'époque, ne l'a empêché de travailler.
Par ailleurs, une fois que la marche a été finie, la plupart des organisateurs des Minguettes, le noyau dur, sont repartis, et ont refusé de continuer parce que ils ne voulaient pas être des vedettes, ce qui est tout à fait respectable. Ils ne se voyaient pas comme des militants. Donc ce mouvement apparu en 1983 est alors un peu orphelin d'une continuité. Mais il ne faut pas faire le procès des autres, qui ont continué, en disant qu'ils ont récupéré le mouvement.
Comment cela s'est-il passé ensuite ?
Les comités de soutien qui s'étaient constitués cherchent à poursuivre le mouvement. Ils essayent de faire une deuxième marche, la « Marche des mobylettes », à l'été 1984. Eux, par contre, sont plus politisés. Or il se trouve que moi, à l'automne 1983, je participe à des « dimanches noirs », c'est-à-dire des dimanches où se déroulaient des élections municipales partielles dans des villes de gauche qui avaient été invalidées. A chaque fois, le FN est très haut, et le soir, il y a des batailles rangées entre les militants FN et les organisations d'extrême gauche. Mais quand je vois ces affrontements, je me dis que la réponse au FN ne peut pas être celle-là et je me dis que la réponse devrait plus être quelque chose qui avait été fait par les Anglais dans les années 1977-78 : « Rock against racism ». Un truc culturel, générationnel, mélangé, on dirait aujourd'hui métissé.
Ma réflexion de départ, même si elle prend en considération l'existence du mouvement beur dans les quartiers, intègre surtout le fait politique que représente la montée du Front national. Je tâtonne pendant plusieurs mois avec mes copains de l'époque, dont Harlem Désir. Grâce à un ami étudiant, devenu aujourd'hui président de la conférence des universités, j'établis un contact avec Jean-Louis Bianco, (alors secrétaire général de l'Elysée, ndlr) en décembre 1983, et si le contact humain s'avère très sympathique, il restera sans lendemain.
A ce moment-là, l'idée n'est pas de faire une association, mais de monter un grand concert. Ce n'est qu'après les manifestations sur l'école privée de juin 1984 qu'une nouvelle discussion a lieu avec Jean-Louis Bianco à l'Elysée. C'est à cette occasion que nous rencontrons Jacques Pilhan (le conseiller en communication de Mitterrand, ndlr). Et là, comme toutes les aventures politiques, il y a une rencontre humaine, c'est un déclic.
Jacques est séduit par toute une équipe de jeunes motivés par Harlem dont le nom lui paraît une marque. Au début, il ne voulait pas croire qu'Harlem Désir s'appelait vraiment Harlem Désir.
Mais l'Elysée voit bien l'intérêt politique de votre action ?
J'ai beaucoup de respect pour Mitterrand, Jean-Louis Bianco et Jacques Pilhan, mais qu'ils aient pensé que cette association, née sans moyens au départ, bien loin de tout ce que j'ai entendu comme bêtise où l'argent coulait à flots, allait devenir un tel mouvement… Ils mériteraient d'être dans le Panthéon des hommes politiques. Au début même, le mouvement ne prenait pas, nous déployions beaucoup d'efforts sans grand résultat. A tel point qu'à Noël 1984, nous étions prêts à arrêter.
Le déclic est venu avec un coup de chance : l'invitation d'Harlem Désir à l'émission « Droit de réponse » de Michel Polac. Et comme souvent dans la vie, une chance suscite une autre chance. Le succès d'Harlem à l'émission va l'amener à rencontrer Marek Halter, Bernard Henry-Levy et Simone Signoret. Peu de temps après, cette dernière est l'invitée de l'émission « Sept sur sept », présentée par Anne Sinclair. Or à cette occasion, elle va faire publiquement de SOS racisme son « coup de cœur ». Une prise de position qui conduit la rédaction de « Sept sur sept » à faire un reportage sur un de nos comités de soutien dans un lycée de Dijon. Un comité animé alors par un jeune lycéen qui s'appelle Arnaud Montebourg… C'est cette succession de circonstances qui fait que « la main » va devenir un emblème. C'est aussi l'engagement d'artistes, comme Coluche, qui nous aidera à organiser ce formidable concert à la Concorde en 1985.
Je rappelle ensuite que nous ne nous sommes pas contentés de faire des concerts ou d'être à la mode. Il y avait tout le travail des commissions juridiques de SOS Racisme, toute la mobilisation contre la réforme universitaire, contre la terrible mort de Malik Oussekine ou encore contre la première réforme du droit de la nationalité qui veut supprimer le droit du sol. SOS Racisme n'a rien volé à personne, elle n'est pas née d'une conspiration ou d'un cabinet noir. Pour vivre et survivre, cela a été un combat permanent et une débauche d'énergie. Maintenant ce qui est vrai, c'est que nous avions un savoir-faire militant, une bonne formation « d'agitprop » et que nous l'avons mis au service de cette cause. Toute une génération s'est ainsi retrouvée autour de SOS Racisme.
Le PS, à cette époque, ne nous aimait pas beaucoup à cause de vieilles querelles et de suspicions d'anciens trotskystes. Ce n'est que pendant la présidentielle de 1988 que François Mitterrand, qui nous considère comme des enfants terribles, a intégré certains d'entre nous dans sa campagne. Et à sa disparition, certains se sont ingéniés à nous le rappeler.