Ecotaxe : la grande amnésie de Ségolène Royal
L'écotaxe continue d'alimenter les débats politiques, et les petites phrases fusent, de même que les changements de position, assumés ou non. Dernier exemple en date, celui de Ségolène Royal.
Ce qu'elle a dit : "Il y a une mesure totalement absurde : on a voulu appliquer un système allemand, où les camions sont taxés parce qu’ils viennent d’Europe de l’Est, ils traversent l’Allemagne. Mais la Bretagne, qui est au bout de l’Europe, elle n’est pas traversée par les camions. Les camions qui viennent en Bretagne, on ne peut pas leur dire : 'on va vous taxer parce que vous traversez une région pour aller d’un pays à l’autre'.”
Dans "Le Supplément", Canal+, dimanche 10 novembre.
Pourquoi c'est très hypocrite ?
Ségolène Royal tente de revenir sur la scène nationale. Invitée du “Supplément” de Canal+, la présidente de la région Poitou-Charentes a retrouvé ses positionnements iconoclastes et au plus près des classes populaires. Dans cette optique, et si elle a précisé depuis sa position, elle a fait savoir sa sympathie à l’égard du mouvement des “bonnets rouges” contre l’écotaxe. Quitte à la justifier par des arguments des plus étranges.
Mme Royal explique en somme que l’écotaxe est “une mesure totalement absurde”, inspirée de l’Allemagne voulant taxer les camions étrangers, mais qui n’a pas de sens en Bretagne, car la région n’est pas traversée par ces poids lourds étrangers. Une suite de contre-vérités, d'autant plus étranges que l'ancienne candidate de 2007 a longtemps été favorable à l'écotaxe.
1/ L’écotaxe a bien été appliquée en Allemagne avant la France, mais son but n’est pas de taxer les poids lourds étrangers
L’écotaxe est-elle inspirée de l’Allemagne ? Oui et non. En réalité, elle était vantée dès la fin des années 1990, en Allemagne, mais aussi en France. Il est vrai que son déploiement a été plus rapide outre-Rhin, où elle est en place depuis 2005. Mais l'idée qui la sous-tend a été partagée par nombre de pays européens, qui l'ont mise en place peu à peu, avec les encouragements de l'Union européenne.
En revanche, et c’est la première erreur de Mme Royal, elle n’a aucunement pour but de taxer le trafic de véhicules étrangers. L’écotaxe a deux fins : d’une part, faire participer les transporteurs à l’entretien et à l’amélioration des réseaux de transport routier, et d'autre part de modifier les modes de transport, pour pousser les entreprises à utiliser des alternatives à la route pour acheminer leurs marchandises.
En 2007, deux ans donc après la mise en place de l'écotaxe allemande, une candidate à l'élection présidentielle résumait assez bien l'idée de l'écotaxe en réponse au site "kilomètres entreprises" :
"Je souhaite en effet faire sortir la France du "tout routier", en matière de transport de marchandises. Pour cela, il faut mener une politique volontariste en faveur du ferroutage en augmentant fortement les crédits qui y sont consacrés, rétablir une concurrence équitable entre les modes de transport et faire émerger la vérité des coûts du transport de marchandises par camion (par exemple, par une "éco-redevance", intégrant les coûts indirects des transports : dégradation des routes, impact sur la santé et l’environnement, sécurité…)."
L'idée de la fiscalité écologique sur les poids lourds, qu'on appelle alors "éco-redevance", est bien résumée : modifier les comportements et mettre en place un principe "pollueur-payeur". Et l’auteure de cette phrase n’est autre que… Ségolène Royal.
Il faut se souvenir que Mme Royal avait fait sienne l'idée d'une "éco-redevance poids lourds", qui figure au point 61 de son “pacte présidentiel" de 2007, qui préconisait d'"instaurer la vérité des coûts du transport de marchandises par la route en négociant une éco-redevance pour décourager le transport par camion et transférer le fret vers le rail, comme dans d'autres pays européens”.
On peut donc supposer que Mme Royal sait que l’écotaxe poids lourds ne vise pas à “taxer les camions étrangers”, mais bien à “sortir du tout-routier”, comme elle l’évoquait elle-même.
2/ Les autoroutes allemandes sont soumises à l'écotaxe, pas les françaises
Si l’Allemagne a utilisé l’argument de la taxation des camions étrangers, c’était pour mieux faire passer la mise en place de la taxe, qui concerne bien tous les poids lourds, quels qu’ils soient. Il faut rappeler, à cet égard, que les poids lourds étrangers empruntent plus les axes autoroutiers, ce qui justifiait l’argument de l’Allemagne, où la taxe poids lourds s’applique sur les autoroutes (qui appartiennent à l’Etat et sont gratuites).
En France, en revanche, l’écotaxe a exclu dès l’origine les autoroutes payantes et privatisées, par lesquelles transitent les poids lourds. Ce sont uniquement des routes nationales et départementales qui sont concernées.
3/ La Bretagne est bien traversée par des poids lourds
La suite du raisonnement de Mme Royal est à l'envi : appliquer l’écotaxe en Bretagne est absurde, car la région n’est pas parcourue par les camions étrangers. On l’a vu, le postulat est faux : l’écotaxe concerne tous les camions, pas uniquement ceux de l’étranger, et n’a pas pour but de faire payer ces derniers, mais bien de faire contribuer le secteur à l’émergence de nouveaux moyens de transport.
Mais la région, si elle est peu empruntée par les camions étrangers, l’est en revanche par les camions français. Avec 10 451 tonnes-kilomètres chargées, selon les statistiques du ministère de l'écologie, la Bretagne est devant Poitou-Charentes en matière de fret. Et avec 11 248,2 tonnes déchargées, elle est en 6e position, devant Provence-Alpes-Côte d'Azur.
Quant à la situation géographique de la Bretagne, elle a été prise en compte à mesure des aménagements de l'écotaxe, puisque la région bénéficie d'une réduction de 50 % de cette dernière, le rabais le plus important accordé à une région française.
4/ Jusqu'en 2011, Ségolène Royal était pour l'écotaxe poids lourds
Surtout, Ségolène Royal semble avoir oublié qu'elle-même a longtemps été en faveur de cette mesure "totalement absurde". A tel point qu'en 2006, la région Poitou-Charentes faisait un "vœu au gouvernement", réclamant l'instauration d'une telle taxe, en citant d'ailleurs le cas de l'Allemagne.
Outre qu'elle figurait à son programme de 2007 sous le nom d''éco-redevance", elle en déplorait ainsi le retard de mise en œuvre dans un communiqué de 2010, qui dénonçait les "pressions des lobbies de l'agriculture intensive".
On peut encore citer sa réponse, en 2011, à un questionnaire de Greenpeace France :
"Etes-vous favorable à une révision de l’écotaxe poids lourds qui prendrait en compte le coût réel du transport routier (impact climatique, pollution de l’air, congestion, accidents, bruit, atteintes à la biodiversité…) ?
Oui, en veillant à ce que les alternatives soient renforcées pour ne pas aboutir à une simple augmentation des coûts mais bien changer les comportements. Il faut aussi envisager des aides à la reconversion, ou l’exonération de certaines PME dans le cadre du "Small Business Act" à la française en contrepartie d’efforts sur l’emploi et l’environnement. Ensuite, il faut privilégier le renforcement des transports alternatifs à la route pour les marchandises (ferroutage, fluvial…)."
Si tout le monde a le droit de changer d'avis, on pourrait s'attendre, de la part d'une personnalité qui a longtemps mis en avant ses engagements environnementaux, à des arguments et des explications un peu plus fournis sur ce soudain revirement.
Samuel Laurent
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