Les éléments sont réunis pour que l'Egypte glisse vers la guerre civile
Hélène Sallon, journaliste au Monde.fr, a répondu à vos questions.
Sigfried : Pourquoi les autorités égyptiennes ont-elles agi aussi brutalement après avoir dit que le démantèlement des sit-in serait progressif ?
Hélène Sallon : Depuis le 26 juillet, les autorités égyptiennes ont dit leur volonté de disperser les deux sit-in organisés par les partisans et sympathisants du président déchu Mohamed Morsi au Caire, à Rabiya Al-Adawiya et place Al-Nahda. Après avoir annoncé une dispersion imminente des deux sit-in, elles ont temporisé, sous la pression notamment de la communauté internationale.
Après l'échec d'une tentative de médiation conjointe des Etats-Unis et de l'Union européenne, les autorités ont réitéré leur volonté de disperser ces deux sit-ins. Deux tendances ont dû s'affronter au sein des autorités pour décider de la manière par laquelle procéder : entre d'une part, les partisans de la méthode forte, tels que le ministre de la défense, le général Abdel Fattah Al-Sissi, et le ministre de l'intérieur, Mohamed Ibrahim, et d'autre part, les partisans d'une solution politique négociée, à l'instar du vice-président démissionnaire Mohamed El-Baradei.
La tendance sécuritaire a réussi à imposer ses vues en faveur d'une dispersion surprise, mercredi 14 août, contre celles d'une dispersion graduée et négociée. Les affrontements entre pro et anti-Morsi la veille de l'opération armée, qui ont fait un mort, et la crainte d'un glissement du pays vers la guerre civile a certainement joué en faveur de cette décision.
Max : A-t-on une idée d'un bilan des affrontements et de la façon dont ils se sont déroulés ? (Armes à feu contre armes à feu, armes à feu contre pierres...)
Hélène Sallon : Il est encore très difficile à l'heure actuelle d'avoir une idée claire et précise de la façon dont les événements se sont déroulés et du bilan définitif des victimes. La raison principale en étant que la grande majorité des journalistes présents sur place n'ont pas été autorisés à franchir les barrages déployés par les forces de sécurité, certains ayant même été arrêtés pendant plusieurs heures.
A l'heure actuelle, le bilan provisoire des victimes des affrontements du mercredi 14 août s'établit à 525 morts, dont 482 civils, selon le ministère de la santé égyptien. Les Frères musulmans avançent le chiffre de 2 200 morts au moins. Le bilan avancé par le ministère de la santé devrait être rapidement revu à la hausse. Notre envoyé spécial en Egypte, Serge Michel, a notamment constaté aujourd'hui dans la mosquée Al-Iman, près du sit-in de Rabiya Al-Adawiya, dans le quartier de Nasr City, la présence d'au moins 250 dépouilles. D'autres pourraient se trouver dans diverses morgues improvisées.
Concernant le déroulement de l'opération, les forces de sécurité sont intervenues un peu avant 7 heures du matin sur les deux sit-in. L'opération a été coordonnée par différentes branches de la sécurité (police, renseignements) avec l'appui de troupes, de blindés et d'hélicoptères de l'armée. L'assaut a débuté par des tirs massifs de gaz lacrymogènes sur les deux sites.
Sur le site d'Al-Nahda, notre envoyé spécial n'a pas entendu de tirs pendant l'opération d'un côté comme de l'autre. Des échanges de tirs n'ont eu lieu qu'après la dispersion du sit-in, entre des pro-Morsi retranchés dans le zoo adjacent et des forces de sécurité. Sur le site de Rabiya Al-Adawiya, les témoignages font état de tirs de sommation assez rapidement après le début de l'assaut puis de tirs à balles réelles et de tirs de snipers positionnés sur les immeubles alentours. Les forces de sécurité disent avoir répondu à des tirs de la part du camp des pro-Morsi. Il y a sans aucun doute des partisans du président déchu armés, même si ce n'est pas la majorité des 40 000 à 60 000 manifestants présents sur le campement.
Aïda : Que pensent, d'une manière générale, les Egyptiens de la nécessité de démanteler ces deux sit-in ? Etaient-ils pour ?
Hélène Sallon : Une grande partie de l'opinion égyptienne était effectivement en faveur du démantèlement des deux sit-in. Des dizaines voire des centaines de milliers d'Egyptiens avaient répondu le 26 juillet à l'appel du général Al-Sissi de lui donner"mandat pour combattre le terrorisme", notamment de déloger les partisans du président déchu des deux sit-in, en descendant dans les rues du pays. La presse gouvernementale et privée a largement contribué à véhiculer l'image de partisans pro-Morsi assimilés à des terroristes armés.
Luc : La population égyptienne soutient-elle l'action de l'armée, même avec autant de morts ?
Hélène Sallon : Au sein des soutiens du général Al-Sissi et des nouvelles autorités égyptiennes installées au pouvoir le 3 juillet, encore peu de voix s'élèvent pour condamner ce bain de sang. La démission du vice-président Mohamed El-Baradei, le politicien libéral qui joue le rôle de boussole politique des révolutionnaires, a même été critiquée par des mouvements révolutionnaires comme le mouvement Tamarrod ("rébellion") à l'origine des manifestations du 30 juin ou même par la coalition de partis laïcs et libéraux qu'il dirigeait avant son entrée à l'exécutif, le Front du salut national (FSN).
Certains commençent toutefois à questionner les méthodes répressives des nouvelles autorités, à l'instar des socialistes révolutionnaires, du mouvement des jeunes du 6-Avril ou des salafistes du parti Al-Nour. L'instauration de l'état d'urgence pour un mois fait craindre un retour de la répression anti-islamiste qui a notamment eu cours pendant les années noires du régime Moubarak (1993-1999).
Visiteur : Pourquoi la classe moyenne égyptienne est-elle si radicale, voire fasciste vis-à-vis des Frères musulmans ? "Si les islamistes se font massacrés, ils l'ont cherché", rétorquent de nombreux jeunes gens issus de la classe moyenne...
Fuzz : Les Frères musulmans au pouvoir étaient-ils si dangereux que cela ? Voulaient-ils imposer la charia ?
Hélène Sallon : Pendant l'année de présidence de Mohamed Morsi (juin 2012 -juin 2013), sa popularité s'est érodée auprès de la population (qui avait voté à un peu plus de 50 % en sa faveur). Nombre des décisions qu'il a prises ont été perçues par une partie de plus en plus grande de la population comme destinées à accaparer le pouvoir au seul profit de la confrérie des Frères musulmans. Ce sentiment a été partagé jusque chez certains de ses alliés islamistes, à l'instar des islamistes salafistes du parti Al-Nour (deuxième force politique du pays aux législatives de 2012), qui ont décidé d'une rupture avec les Frères musulmans en janvier 2013.
Une autre critique forte prononcée à l'encontre des Frères et du président Morsi, vu par beaucoup comme la marionnette de la confrérie et de son vrai patron, Khairat El-Chater, concerne leur gestion catastrophique du pays, notamment de l'économie aux abois.
Les Frères musulmans et le président Morsi ont été constamment pointés du doigt comme voulant islamiser le pays. En un an de présidence Morsi, ces accusations ne se sont pas réellement confirmées dans les faits, notamment dans l'écriture de la Constitution. Mais cela reste une accusation très forte chez les détracteurs des Frères musulmans et chez ceux qui au sein de la population s'opposent à un régime islamiste.
Abid : Pourquoi la communauté internationale n'a-t-elle pas dès le début condamné le coup d'Etat ?
Hélène Sallon : La communauté internationale a été circonspecte face à ce "coup d'Etat populaire", comme certains le qualifient. La destitution du président Mohamed Morsi par le général Al-Sissi a été précédée d'un vaste mouvement populaire, avec des manifestations massives le 30 juin, et par la mise en place immédiate d'autorités de transition civiles. Avec le recul des événements, l'armée qu'incarne aujourd'hui le général Al-Sissi, chef d'état-major, dispose d'un pouvoir d'influence majoritaire au sein des institutions civiles.
Miho : Va-t-on vers une guerre civile en Egypte ?
Hélène Sallon : Il est actuellement très difficile de répondre avec certitude à cette question. Beaucoup d'éléments sont réunis pour que l'Egypte glisse vers la guerre civile : la société égyptienne est désormais très polarisée ; une majorité de la population est armée depuis la révolution de 2011 ; les affrontements sporadiques entre civils pro et anti-Morsi font craindre une évolution vers un conflit ouvert et direct entre civils.
Des éléments radicalisés parmi les partisans du président déchu vont sans aucun doute continuer à attaquer dans les prochains jours des bâtiments publics et des biens appartenant à la minorité copte. Les anti-Morsi pourraient commencer à constituer des comités de vigilance de quartier, comme cela a déjà été le cas ponctuellement auparavant, et décider de se faire eux-mêmes justice. C'est un risque.
Al : Pourquoi les Frères musulmans s'en prennent-ils aux coptes ?
Hélène Sallon : La minorité copte (chrétienne) a par le passé souvent fait l'objet d'attaques de la part d'éléments islamistes, notamment dans les années 1990 et 2000. Les coptes sont traditionnellement rétifs à l'instauration d'un pouvoir islamiste et notamment frériste, par crainte de discriminations qui pourraient être soutenues jusqu'au sommet de l'Etat.
Lors de l'annonce de la destitution du président Morsi, le 3 juillet, le pope copte Tawadros II, autorité religieuse copte, se tenait aux côtés du général Al-Sissi, pour apporter officiellement son soutien au processus de destitution du président Morsi et de transition. Comme l'a également fait le cheikh d'Al-Azhar, la plus haute institution musulmane sunnite en Egypte. Ce soutien officiel copte aux nouvelles autorités n'a fait que renforcer au sein du camp islamiste le sentiment anticopte.
Xman : La révolution de 2011 a-t-elle été "annulée" hier ? On a l'impression d'un retour à l'ancien régime, avec les mêmes hommes et les mêmes pratiques...
Hélène Sallon : C'est le constat que dressent de nombreux observateurs. Le processus démocratique a été comme balayé par les nouvelles autorités, qui ont fait le choix de la répression et de la réinstauration de la loi d'Etat d'urgence en vigueur de 1981 à mai 2012. Les craintes sont grandes d'une nouvelle chasse aux islamistes (dans les années 1990, 90 000 islamistes avaient été arrêtés), qui représentent une force incontournable dans le pays encore aujourd'hui et dont la plupart avaient accepté de jouer le jeu démocratique. Le faible poids des personnalités politiques face aux généraux au sein des nouvelles autorités alimente ces craintes. Une partie des mouvements révolutionnaires craignent désormais d'être les prochaines victimes de ce qu'ils qualifient de "contre-révolution".
Malick : Quelles sont les conditions d'urgence pour un retour rapide à la paix ?
Hélène Sallon : La fermeté actuelle des autorités égyptiennes donne peu d'espoir quant à une résolution politique du conflit qui les oppose aux Frères musulmans. L'impression donnée est que le pouvoir est décidé à écraser totalement le camp islamiste, bien que cela suppose une répression sur le long terme. La faible opposition exprimée au sein des différents courants politiques égyptiens, hors partis islamistes constitués au sein de la coalition anti-coup d'Etat, ne devrait pas permettre non plus d'exercer une pression sur les autorités.
Il reste à voir ce que la communauté internationale sera en mesure de faire. Jusqu'à présent, les tentatives de médiation de l'Union européenne et des Etats-Unis, menées en août, ont achoppé. Les chancelleries occidentales semblent avoir peu de prise sur les généraux égyptiens, d'autant qu'elles restent réticentes à prendre des mesures fermes et définitives comme la suspension de l'aide internationale, indispensables pour soutenir l'économie égyptienne autant que son armée.
De telles mesures, comme la suppression par les Etats-Unis de l'aide militaire annuelle de 1,3 milliard de dollars (980 millions d'euros) ou l'aide de l'Union européenne pour le redressement de l'économie égyptienne, pourraient constituer un puissant levier. Elles ne sont pas à l'ordre du jour à en croire les différentes déclarations internationales, et notamment celle du président américain, Barack Obama, qui a seulement annoncé jeudi l'annulation de manœuvres militaires conjointes entre Etats-Unis et Egypte.
Karim : Les Frères ont-ils les moyens de continuer à résister ?
Hélène Sallon : Le porte-parole des Frères musulmans, Gehad Al-Haddad, a reconnu aujourd'hui qu'un coup sévère avait été porté à la confrérie des Frères musulmans. Outre le bilan élevé des victimes et la dispersion de ces deux sit-in, la plupart des dirigeants de la confrérie font actuellement l'objet de poursuites par les autorités judiciaires. Si aucune négociation politique n'est engagée à l'avenir avec la confrérie, notamment pour relâcher les dirigeants, elle pourrait être durablement affaiblie au niveau de sa direction.
Toutefois, la contestation pro-Morsi est toujours vive, comme en témoignent les nombreuses manifestations qui se poursuivent jeudi à travers le pays. A ces manifestations pourrait également s'ajouter l'action d'éléments radicalisés, capables en petits groupes d'harceler les forces de sécurité et les institutions à long terme.
Nadjib : On parle d'un mouvement de jeunes Frères musulmans contre la violence qui feraient circuler une pétition demandant la destitution de l'actuelle direction. Le coordinateur serait un certain Ahmed Yahia. Qu'en est-il ?
Hélène Sallon : Oui, plusieurs tendances ayant des opinions divergentes avec la direction des Frères musulmans ont commencé à se faireentendre pendant les sit-in. Des tendances appelant pour certaines, comme celle à laquelle vous faites référence, à la recherche par les Frères d'une solution politique avec les nouvelles autorités et pour d'autres, au contraire, faisant pression pour une radicalisation de la contestation et s'exprimant contre la recherche d'un compromis avec les autorités.
Des tendances divergentes au sein de la direction de la confrérie s'étaient de la même façon exprimées lors de la révolution du 25 janvier 2011 et avaient conduit à des scissions, à l'instar de celle de l'islamiste modéré et ancien Frère, Abdel Fouttouh, ou du parti Tayyar Masri.
dawood : Après ce coup de pied dans le fourmilière, les militaires sont-ils en mesure de stabiliser ce grand pays et de le remettre sur les rails ?
Hélène Sallon : Ils pourraient bénéficier de l'appui de technocrates et de membres de l'ancien régime habitués à gérer le pays, effectivement. Mais ils ne pourront redresser le pays, dont l'économie est au bord de la faillite, sans l'aide internationale. Les Saoudiens, Koweïtiens et Emiratis leur ont déjà promis 12 milliards de dollars. L'aide occidentale reste toutefois nécessaire.