Vent contraire sur les plages du Débarquement
Le Monde | 02.07.2013 à 17h41 • Mis à jour le 02.07.2013 à 18h09 | Par Martine Valo
Calvados, envoyée spéciale. La boutade régionale promet qu'avec le climat normand, les éoliennes, on ne les verra même pas. En ce début de saison estivale, les couleurs du Calvados – vert tendre, bleu délavé – viennent la contredire. Touristes belges et britanniques se croisent sur le site panoramique au-dessus d'Arromanches-les-bains, où la vue embrasse les plages du Débarquement. A l'horizon dégagé file un petit voilier : c'est là que devrait se dresser, à partir de 2015, l'un des premiers parcs éoliens offshore français. Composé de 75 mâts de 100 mètres de haut – 175 mètres avec leurs pales –, de 1 500 tonnes et d'une puissance de 6 mégawatts, le projet industriel fait souffler un vent de polémique. Le devoir de mémoire du "jour le plus long" est-il compatible avec la transition énergétique conduite au nom de l'avenir de la planète ? On a eu beau rassurer les représentants des anciens combattants du 6 juin 1944 – non, les éoliennes ne seront pas érigées sur les plages, mais à une distance comprise entre 10 km et 18 km de la côte –, l'émotion demeure.
Eloignées d'un kilomètre les unes des autres, les machines occuperont 50 km2. Amaury de Lencquesaing pose ses clés de voiture sur la table d'orientation pour matérialiser leur emprise à cheval sur les zones Gold et Juno, où les Alliés se sont jetés dans la bataille le 6 juin 1944. "Elles seront visibles jusqu'au Havre, ce n'est pourtant pas la question esthétique qui me gêne, mais celle du souvenir, assure ce conseiller municipal du bourg voisin de Crépon. Pour une production d'énergie infinitésimale, on va mettre à mal notre devoir de mémoire."
L'élu et son association locale, l'Association pour la protection des paysages, du patrimoine et de la qualité de la vie du bassin de la Provence en Bessin (Aspabe), font partie d'un mouvement d'opposition au futur parc en mer qui devrait pouvoir produire 450 mégawattheure à partir de 2018. "Il y a tellement de soldats au fond de l'eau ici, poursuit-il. Je souhaite bien du plaisir à François Hollande pour les cérémonies du 70e anniversaire."
PROJET PUISSANT ET CRÉDIBLE
Cette voix discordante est pour le moment minoritaire en Basse-Normandie, où l'arrivée de ce mode d'énergie renouvelable a surtout suscité jusqu'à présent de l'intérêt et de la curiosité pour ses innovations technologiques. "C'est un projet puissant et crédible, une belle occasion pour la Basse-Normandie de participer à la transition énergétique, se réjouit Laurent Beauvais (PS), président du conseil régional. Plutôt que de les saupoudrer sur terre, il vaut mieux regrouper les éoliennes en mer, où elles dureront de toute façon moins longtemps que des déchets nucléaires..."
Depuis la première réunion ouverte à tous, dont la première s'est tenue en mars à Bayeux (la dernière étant programmée à Courseulles-sur-Mer le 18 juillet), l'intérêt n'a fait que grandir. Il faut dire que les opposants à la filière éolienne, qu'elle soit terrestre ou marine, s'en sont saisis habilement. "L'éolien est un fromage qui va permettre à quelques-uns de faire fortune, affirme Jean-Louis Butré, président de la Fédération environnement durable (FED). Des sommes publiques gigantesques vont être ponctionnées sur nos factures d'électricité ! Le débat sur la transition énergétique est truqué."
Fort de ces convictions, son mouvement promet de donner un retentissement "mondial" à l'affaire du littoral du Calvados et a lancé en avril une pétition sur son site Internet, intitulé Plate-forme européenne contre l'éolien industriel (EPAW). Le texte a recueilli en quelques semaines plusieurs milliers de signatures et de messages, dont une grande part en anglais. Ce même collectif avait déjà milité avec succès contre un projet d'éoliennes en Basse-Normandie, arguant qu'il risquait de gâcher la vue du Mont-Saint-Michel, site classé au patrimoine mondial de l'Unesco.
PATRIMOINE HISTORIQUE
Le conseil régional met en avant le dossier de candidature qu'il prépare pour obtenir l'inscription à leur tour de certains lieux et vestiges des côtes du Débarquement sur la prestigieuse liste de l'Unesco. Une démarche que les élus n'estiment en rien incompatible avec les éoliennes, tandis que leurs opposants sont convaincus du contraire. "Nous savions que la question de la mémoire allait finir par émerger, témoigne Claude Brévian, présidente de la Commission particulière du débat public. C'est l'Etat qui a choisi l'emplacement des éoliennes, conditionné par beaucoup de contraintes : plus à l'ouest il y a des zones de pêche, plus au nord des fonds plus profonds, à l'est des routes maritimes.... Tous ces éléments ne doivent pourtant pas occulter l'expression sur un sujet sensible, subjectif et justifié."
EDF énergies nouvelles, qui mène le consortium Eoliennes offshore du Calvados, n'évoque que brièvement le patrimoine historique dans son dossier de présentation, loin derrière les enjeux de la pêche. La Commission du débat, elle, a délibérément consacré la rencontre publique d'Arromanches, le 12 juin, à ce sujet, avec une traduction simultanée en anglais pour permettre aux représentants des vétérans d'y prendre part. La soirée a donné lieu à plus de deux heures d'échange dans une salle comble. Certains ont parlé de sacrilège, de profanation d'un cimetière marin, d'autres ont relativisé et proposé de baptiser les éoliennes de noms de valeureux bataillons.
"Ceux qui sont venus ici, chez nous, si nombreux et de si loin pour mourir (...) c'est notre mémoire collective, qui en leur nom s'étire sur tout notre littoral, s'enfonce dans nos villages, dans nos villes si meurtries (...). C'est la bataille de Normandie", a rappelé Anne d'Ornano (divers droite), vice-présidente du conseil général du Calvados, dans un discours remarqué, tout en concluant en faveur des éoliennes parce qu'il va bien falloir"laisser notre planète en bon état".
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