Point de vue sur la culture, l’élitisme et la démocratie…
Point de vue sur la culture, l’élitisme et la démocratie…
(d’un fils de femme de ménage et d’ouvrier boulanger) par Gil Jouanard
Par paresse mentale, légèreté idéologique ou moralisme ambigu, sinon par simple opportunisme démagogique, certains ont, avec succès, répandu l’idée bien pensante selon laquelle l’élitisme serait le signe révélateur de l’appartenance du sujet suspecté à une catégorie sociale, dont l’attitude globale relèverait de l’aristocratisme antipopulaire et méprisant, héritier du système oppresseur auquel s’opposa jadis l’élan révolutionnaire.
Dire que les tenants de ce discours se trompent serait peu dire ; je prétends que ceux qui le tiennent ne font rien d’autre que de tourner le dos à cet « idéal démocratique » dont les grands auteurs de la seconde moitié du dix-huitième siècle se firent les propagandistes militants, au point d’être à bon droit considérés comme les instigateurs spirituels de tous les régimes républicains modernes.
Le principe démocratique, tel qu’il germa dans l’imaginaire visionnaire et utopique de nos bons encyclopédistes et de nos œcuméniques préromantiques, partait de l’idée que l’homme est capable de s’élever par la connaissance, ainsi que par le développement et la mise en valeur, notamment par l’éducation, de ses facultés méconnues, celles dont le maintenaient coupé l’autocratisme monarchique et son complice, l’obscurantisme religieux.
Nous avons beau, considérant l’état des lieux, évaluer les effets de deux cent dix ans de pseudo « régime démocratique », c’est-à-dire constater la médiocrité des résultats, du simple point de vue du développement moral et intellectuel de ce que nous appellerons le « Français moyen », nous ne désespérons pas de voir enfin la démocratie prendre pied dans nos mentalités et dans nos usages, et enfin se voir en mesure de remplir le cahier des charges que lui avaient assigné ses fondateurs, ou plutôt ses précurseurs, disons: ses prophètes enthousiastes.
Pourtant, conserver intacte sa foi et sa passion (qui heureusement reste indépendante des professions de foi relevant du pitoyable discours et des sordides mœurs politiques), ne va aucunement de soi, au sein d’une société dont la majorité des individus continue de se moquer de tout ce qui lui paraît relever des élucubrations oiseuses de doux rêveurs, société dont les responsables politiques et administratifs emboîtent lâchement le pas aux fort ambigus tenants d’un sournois partage entre « culture populaire », ou « culture de masse », et « culture élitiste ».
Car il faut les entendre prôner les bienfaits « démocratiques » d’une culture à deux vitesses, constituée de deux blocs, l’un, étroit, qui conviendrait à une « élite » exigeante et raffinée, que l’on sous-entend économiquement nantie, et l’autre qui irait comme un gant à ces sous-hommes de basse extraction, bonnes brutes sympathiques, qui n’ont simplement pas eu le loisir ou la chance d’accéder au nec plus ultra de la civilisation universelle, par exemple au plaisir stimulant et transcendantal généré par la fréquentation de la musique de Mozart, de la peinture de Vermeer de Delft ou de la poésie de Charles Baudelaire.
De très officielles instances, dont on ne doute pas de la bonne volonté, vont jusqu’à promouvoir au rang d’ « art populaire » le comble de la banalité réactive, dont le moteur est exclusivement le mal vivre et l’ignorance frustrée, et qu’on peut désigner sous ces deux labels affligeants : le rap et le tag. Et cela en oubliant que leur devoir d’élus et de gestionnaires serait impérativement de faire accéder plutôt les défavorisés au meilleur d’eux-mêmes en leur faisant sentir, deviner, comprendre que leur dignité humaine sera davantage exaltée par la fréquentation et pourquoi pas la pratique de la musique de Mozart, de la peinture de Vermeer, de la poésie de Baudelaire.
Pire, si on leur vend Rimbaud, c’est sous le prétexte crapuleux qu’il serait comme eux, un « adolescent révolté », et non pas ce qu’il est, à savoir un exigent praticien de la langue et un précoce érudit !
Quel esprit libre, indépendant, évolué et résolument démocratique pourrait avaliser d’aussi stupides ou criminelles fadaises ?
A ce compte là, nul doute que, si les cochons, génétiquement si proches de l’homme, étaient habilités à voter, on irait jusqu’à prôner la fange comme principe culturel estimable.
Or, pas plus qu’ils ne se vautrent dans le purin de l’auge des cochons, nos fins décideurs ne sont probablement pas des contemplateurs de tags et des auditeurs fascinés de rap. En tout cas on ne le souhaite pas pour eux, compte tenu de la pauvreté des contenus exhibés par ces pratiques socioculturelles a minima. Donc ils mentent, ou plus exactement ils sont des Tartufe de l’engeance la pire, puisqu’ils ont déjà le pouvoir et l’aisance matérielle !
De même, pour revenir au fond de la question, que la poésie n’est pas « dans tout » et « n’importe où », mais dans le texte qui l’exprime, et qui procède de la mise en œuvre d’une maîtrise de la langue tributaire d’un vaste savoir, toujours plus efficace que la soit disant « sensibilité » (dont Hitler ou Landru devaient être aussi bien dotés que tout un chacun), le développement culturel d’un individu passe nécessairement par la confrontation de son attention et de son désir avec les œuvres majeures, décisives, à la rencontre desquelles nul n’est préparé de naissance, et qui exigent de subir un long apprentissage.
Très vite d’ailleurs cet apprentissage cesse d’être contraignant et fastidieux pour glisser insensiblement vers le plaisir, qui précède toujours largement la maîtrise.
Mais ce plaisir là, nulle soit disant « culture populaire » n’en peut faire approcher qui que ce soit. C’est comme si l’on disait que la chicorée vaut l’arabica ou tel whisky râpeux, de large diffusion, tel subtil pure malt des îles…
Qui croirait à de telles inepties ? Pourtant on feint de croire que « à chacun sa culture », niant par là qu’il n’y a pas différentes catégories de cultures, mais une véritable hiérarchie culturelle, qui induit votre espoir de développement personnel sur presque tous les plans (en tout cas sur les plans les plus décisifs, qui ne sont pas : l’art de faire du fric…).
D’ailleurs, concevrait-on un menuisier qui, sans avoir subi les phases successives d’un long apprentissage, saurait d’emblée, de façon « innée », bien raboter et parfaitement ajuster les éléments complexes constitutifs d’un buffet normand ?
Non, bien sûr. Mais alors, d’où vient que des gestes relativement simples dans leur conception exigeraient de longues années de pratique expérimentale, tandis que l’exercice de ses facultés intellectuelles et, disons, affectives (celles dont relève ce qu’on appelle la « sensibilité »), dépositaires du goût, se pourrait dispenser de tout apprentissage, toute formation (et je ne parle pas ici de l’affligeant cursus scolaire, dont on ne sait que trop le degré d’indigence) ?
Si tel était le cas, il faudrait admettre que raboter une planche est infiniment plus complexe que d’accéder à l’écoute ludique et extasiante de cinq minutes de musique de Forqueray jouées à la viole de gambe ou à la contemplation bouleversante d’un reflet sur un objet en cuivre peint par Chardin !
Et si le rap vaut Haydn, selon qui l’écoute, alors, bien sûr, chacun naît porteur d’une envie irrépressible de se surmonter, et l’exprime comme il peut sans en avoir même pris conscience ; et dans ce cas ils ont raison ceux qui vont jusqu’à dire que le berger du causse Méjan est tout autant poète que Mallarmé, quoique « à sa manière à lui ».
Savoir si le dit berger aurait pu devenir effectivement un poète, c’est une tout autre question. Sans doute ni plus ni moins que Einstein ou que le président de la République. Mais Einstein ni le Président de la République, ni le dit berger n’ont fait la suite d’effort préalables dont sortira, une fois par génération, un hypothétique Mallarmé, et huit ou dix mille fois dans la même génération un lecteur que le texte de Mallarmé saura révolutionner.
Car voilà le fin mot de l’histoire : l’acte culturel révolutionne ; il ne distrait qu’incidemment, il suscite un plaisir complexe, purement mental, décisif mais discret. Il place son usager en situation de vis-à-vis en face de lui-même, il le sort de lui pour l’y replonger plus profondément.
Le devoir des instances qui ont à charge le fonctionnement et l’animation de la vie culturelle, c’est de tout faire pour conduire le loubard à se détourner du message pauvre véhiculé par le rap, et à se rapprocher insensiblement de celui dont l’inondera et le transfigurera la musique de Mozart. Evidemment, cela demande efforts, intelligence et passion. Sans doute est-ce beaucoup demander à des ignares, le cas échéant enseignants ou « animateurs socioculturels », ainsi qu’à des fonctionnaires lobotomisés et à des politiques opportunistes.
Tout au plus peut-on ajouter que, à leur décharge, ce n’est pas vraiment de la faute des ignares, ni des sots.
Qui sait, parmi eux peut-être s’en trouve-t-il qui aiment vraiment le rap et le tag !
Quant aux politiques, ils ont toujours été prêts à tout aimer, ou du moins à faire comme s’ils aimaient tout, pourvu qu’on les élise.
Reste les fonctionnaires, ceux qui, en fin de compte, font la politique publique. Mais là, c’est une autre histoire.
Peut-on demander à la paresse, à l’incuriosité, à l’hypocrisie, à la lâcheté, au conformisme, de se transformer en militants culturels, propagateurs de l’idée de démocratie, élévateurs d’esprits, libérateurs de conscience ? En deux cent dix ans d’exercice du pouvoir absolu, ils n’y sont pas arrivés ; alors, maintenant qu’ils se reproduisent entre eux, cela a dû finir par devenir congénital, sinon même consanguin…
Gilles Jouanard, « écrivain voyageur », ancien journaliste, dit de lui : « Je suis un activiste de la culture ». C’est lui qui a lancé ce mouvement de résidence d’écrivains à la fin des années 70 à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Cette initiative qui consiste pour une structure culturelle, une institution ou une association à accueillir, pour des durées variables, des écrivains en résidence (à l’image de ce qui se fait depuis le XIXe siècle à la Villa Médicis, à Rome). Il préside alors la commission du CNL chargée à l’époque, du choix des écrivains résidents. Il crée le Centre Régional des Lettres du Languedoc-Roussillon et de la Maison du Livre et des Ecrivains, met au point une politique régionale du livre, donnant la priorité à la création et à la production, organise des échanges internationaux intensifs ; réalise une exposition consacrée à « 120 poètes français » (commande de la Direction du Livre) ; conçoit et supervise le programme littéraire de l’opération du Ministère de la Culture intitulée « L’Imaginaire irlandais » ; contribue à la formation de nouveaux « petits éditeurs » roumains ; intensifie la coopération avec les pays nouvellement « libéralisés » (Roumanie, République Tchèque, Bulgarie, Lituanie, Pologne, Hongrie) ; etc. Parallèlement à cette activité intensive, il collabore à plus de trois cents titres (et plus de deux mille numéros) de revues littéraires et publication d’une 30e de livres. Curieux de tout et passionné, marcheur infatigable (il n’a pas de permis de conduire) il arpente la région où il séjourne, son appareil photo en action. Une façon de poser son regard, d’approfondir. C’est un lève tôt, dès 4 – 5 heures, il est déjà frais et dispos, travaille à son manuscrit et vers 8 heures sort marcher dans la campagne. Vers 10 heures, il reprend son travail, se penche sur sa correspondance électronique. Cette journée quasi monastique se termine tôt après un rapide zapping à la télé. L’écriture est son oxygène : « La vraie vie, c’est de l’écrire ! ». Son style rompt avec toute mode ; il échappe à toute classification. Gil Jouanard écrit comme il respire, c’est-à-dire, de façon incessante. Tout lui est prétexte à bâtir des envolées impitoyables et peu digestes pour qui débuterait dans la lecture, de phrases « méandreuses » qui font penser à ses chalands draguant les fonds d’un fleuve. Ils en ramènent des objets hétéroclites, d’une rare diversification dont la valeur est finalement reconnue. Ainsi, l’auteur pour se présenter, joue-t-il, en remontant les générations qui l’ont précédé jusqu’à offrir une sorte de fresque anthropologique tout à fait inattendue, remontant à a sa chère Préhistoire où tout prend racine. Sortes de « poupées russes », emboitées au fil des virgules d’une phrase à la proustienne mais sans autre point de comparaison, explosant en plein air, à la fois érudites, malicieuses, joueuses mais tellement charpentée ! Gil Jouanard attrape les mots, les transforme en images jaillissantes, rebondissant sur de nouvelles idées. Découvert en ses jeunes années par René Char – Gil Jouanard n’a cessé de semer sur son chemin, depuis près d’un demi siècle, de minces volumes d’une prose à tonalité poétique (une cinquantaine de titres publiés chez divers éditeurs – surtout chez Verdier et Fata Morgana, Phébus…). Préfacé une quinzaine de livres divers. Traduit les Lettres de Gourgounel de Kenneth White. Etc. M.A. |