Quand Anouchka disparut…
J'entends des cris d'enfants qui jouent, et j'imagine leurs yeux grands ouverts sur cette manne tombée d'un ciel qu'en général ils ignorent. Qu'est-ce qu'ils en ont à faire du ciel les enfants, tandis que nez en l'air et mains tendues pour attraper les flocons, ils le découvrent comme un nouveau copain de jeux.
Et j’ai repensé à Anouchka, disparue il y a trois ans, un jour de froid comme aujourd’hui.
Elle se tenait habituellement au carrefour du pont de Clichy et faisait la manche aux feux rouges, mais ce matin-là, je ne la vis pas, et en la cherchant du regard, j’ai laissé passer deux feux sous les klaxons furieux des conducteurs derrière.
Depuis presque deux années, elle et moi, on se parlait. Quelques minutes volées pour dire les enfants, l'immigration, l'absence de papiers, les réseaux qui exploitent.
Parfois elle pleurait. Elle disait qu'elle avait honte de ce qu'elle faisait « Chez moi en Roumanie, j'étais pas comme ça !», mais, le plus souvent, accoudée à la fenêtre de ma voiture, elle riait pour des choses qui nous étaient communes : les enfants, les maris… la vie quoi.
Elle ne s'en allait jamais sans se signer en regardant le ciel et sans dire que le bon Dieu me protège, avec aussi quelques blasphèmes contre les voitures qui klaxonnaient et les conducteurs qui nous regardaient comme si nous étions des martiennes.
J'entends le cri des enfants heureux. C'est même la seule chose que j'entends. La neige a assourdi les autres bruits et l'on dirait que les avions, les trains et les voitures ont déserté la ville et les cieux, nous renvoyant à un monde feutré et aquatique où tout est enfermé. À l'abri d'un temps à attraper la mort, enfin la grippe ou un truc du genre.
Les grands froids annoncés pour la semaine vont vider les rues et les SDF vont disparaître pour rejoindre les zones souterraines d'un monde dans lequel ils n'ont pas de place, mais en dessous duquel ils se regroupent, grégaires, querelleurs et violents pour un blouson, quelques pièces, une paire de chaussures, un peu de vin, mais fraternels aussi et solidaires selon le froid et le manque de tout, la nécessité de survivre.
Anouchka, au printemps qui avait précédé sa disparition, m’avait attendue au carrefour habituel avec un gros bouquet de lilas, peut-être bien chapardé dans les jardins voisins, mais qu'elle m'avait offert avec tellement d’affection, que j'avais eu un mal fou à ne pas pleurer.
« Que le bon Dieu te protège toujours » avait-elle dit en me le passant par la fenêtre avec ce sourire boiteux qui montrait l'absence de ses incisives et quelques dents en métal.
Il y a trois ans, Anouchka disparut un jour pareil à celui d’aujourd’hui. Un de ces jours dont les enfants raffolent et où la neige accroche des milliers de petites lucioles aux fenêtres et aux toits des maisons, sur les branches des arbres et sur la moindre poutre et poutrelle, le plus petit bout de fer qui porte les villes.
Elle disparut un beau jour blanc et immaculé dans les parcs privilégiés et les banlieues peu fréquentées par les voitures, loin de ces lieux d'en dessous où les SDF se terrent avec la faim, les maladies, la crasse, les rats et les mauvais alcools...
Aujourd’hui, comme le jour de la disparition d’Anouchka, les enfants jouent, heureux des flocons qui tombent. Dieu que j’aime entendre les enfants crier avec leurs joues rouges de froid, leurs gros bonnets et leurs écharpes multicolores, et comme j'aimerais fixer ce temps de l'innocence pour eux. Qu'ils ne deviennent jamais ces hommes indifférents qui tournent la tête pour ne pas voir la misère s'approcher trop près de leur voiture, là où elle tend la main.
Dans quelques jours, les stations de ski seront envahies par une population qui crapahutera sur les monts, transportée par l'émotion que procure la neige, l'air vif, l'effort, la vitesse et même ces chutes qui tricoteront des souvenirs.
La même neige qui chassa ou rejeta Anouchka ou les autres comme elle, vers des lieux inconnus ou mortels sur le macadam des trottoirs.
Des petits tas sous des cartons d'emballage. Rien du tout. Des vieux cartons que la neige et le froid glaceront. Pas de quoi s'arrêter, avec le temps qu'il fait, ni de freiner une file de voiture.
Anouchka disparut un jour pareil à celui d’aujourd’hui, alors en passant le carrefour du pont de Clichy ce matin, seul endroit de la région parisienne où la neige tombait, promis juré que c’est vrai, j’ai par force, pensé à elle, aux autres aussi démunis et traqués, mais à elle surtout.
Heureusement, les enfants jouent toujours au milieu des lucioles, et le monde, notre pauvre petit monde perdu dans les milliards de galaxies, en est quand même, illuminé…