L’exotique itinéraire intime
d’un écrivain voyageur
Gil Jouanard
Activité sédentaire et strictement statique, l’écriture chargée d’ambition littéraire est pourtant l’une des plus raffinées parmi les façons de voyager. Elle est aussi celle dont la portée ne connaît aucune limite spatiale ou temporelle. L’univers entier se tient et se livre au bout de la plume (ou, désormais, à la surface de l’écran électronique, substitut du poinçon sumérien, de l’ostracon égyptien, du pinceau chinois, de la plume d’oie de Monsieur de Montaigne et de celle de métal Reverdy, ce voyageur immobile).
Ainsi, sans bouger, l’écrivain, chaussant ses doigts de son instrument de sept lieues, s’offre-t-il, ou ambitionne-t-il de s’offrir, un voyage mental de portée interstellaire, intergalactique, intersidéral, susceptible de condenser l’éternité dans la goutte d’eau, éminemment plastique et intarissable, d’un instant.
Mieux encore, l’écrivain nomade aura surtout fait voyager son stylo, quantité de stylos, ainsi qu’un nombre invraisemblable de carnets, s’offrant ainsi le luxe paradoxal de sacrifier à sa passion de l’exotisme l’instrument même de la sédentarité. Après avoir sans cesse nomadisé sur place, le voilà qui s’implante et s’enracine par étapes, qui colonise et naturalise quantité de lieux et de moments choisis (ou qui se seront imposés à son attention et à sa primesautière fantaisie).
Mais nul voyage n’est plus subtil, et donc plus littéraire, que dans la version rétrospective qu’en propose l’écriture. Chateaubriand n’a jamais aussi précisément et pertinemment vu les forêts de Louisiane, si tant est qu’il les ait réellement parcourues, qu’à la lumière de sa chandelle et au fond du liquide révélateur de son encre (cette surface étale où l’on ne jette jamais l’ancre car elle suscite le plus capricieux et le plus insatiable des mouvements internes) : il en fit l’investigation, tout comme il la fit du coucher de soleil sur l’Acropole, à poignet débridé, dans la fièvre galopante de sa plume biseautée.
Et j’en sais un, qui vous regarde au fond des yeux depuis ces lignes que vous lisez par ricochet, qui, de Babylone à Teotihuacan et de Palmyre au sommet du Corcovado, n’a jamais si bien regardé, vu, mais aussi randonné et engrangé d’images, que sur les pages quadrillées de carnets de marque Pelikan, à couverture cartonnée de couleur tantôt bleue, tantôt verte, d’autres fois rouge ou orangé, achetés dans quelque Kaufhalle ou Karstadt de Hambourg, de Francfort ou de Heidelberg, villes dans lesquelles il aura sa vie durant disposé de bureaux particuliers, sis en quelque coin reculé d’une Gasthaus ou d’une Weinstube.
Ainsi, si Claudel eut raison d’écrire que l’œil écoute, il est tout aussi vrai, et j’ai tout aussi raison, d’affirmer que l’œil voyage et que l’oreille voit, que la mémoire assiste en direct au défilement des paysages emmagasinés, pillés, capturés, au gré de Grandes Découvertes effectuées plume en main. Et chaque phrase dont on aura cinglé les flancs de la cavale de papier sera comme autant de coups de machette pour se frayer un passage dans la jungle des choses et des mots qui les désignent. Car rien n’existe véritablement et durablement si on ne le nomme pas.
La géographie universelle est un grand lexique ; l’écrivain en est le conquistador. Sur son royaume, qui va du Connemara au Bayou Laffitte, des gravures rupestres de l’Anti-Atlas aux lacs enneigés de Courlande, des ruines de San Siméon aux vallées du Maramures, du port à crevettes de Büsum à celui à sardines de San Jose de Gata, il transite de mot en mot, de phrase en phrase, Robinson planétaire. Son île au trésor est fichée au beau milieu de sa page océanique.
Il arrive même que son paysage favori ne ressemble plus à rien, à nulle part. C’est alors qu’il va le plus loin et qu’il a pour instinctif dessein de vous attirer, par aspiration ou par noyade, vers le fond, celui de vous-même en fait, ainsi que vous le découvrez quand enfin vous vous êtes reconnu.
Bon voyage !
Paris, rue des Cordelières, ce dimanche 5 février 2012.