Brumes et brouillards,
infusions de poésie
Gil Jouanard
Nul type d’atmosphère ne produit cette sorte d’effet, que l’on a coutume de dire « poétique », aussi bien et de manière aussi troublante (aux sens physique et psychologique du terme), que celle qui se dégage de la vue d’une ville dans le brouillard ou d’une campagne saisie par la brume.
Peintres et cinéastes, de Li Tcheng à Friedrich et de Murnau à Carné ne s’y sont pas trompés : les rochers et les forêts des uns, les marais et les rues des autres, masqués ou voilés, estompés ou vaguement suggérés derrière le tulle qui les élude tout en les dotant de vertus mystérieuses et même magiques, ont toujours suscité des vagues de rêverie et de mélancolie, notoirement propices à l’émergence du sentiment poétique. Et Le Brouillard au pont de Tolbiac, de Léo Malet doit autant à l’évocation de cette « ambiance » atmosphérique qu’aux tribulations du héros, Nestor Burma, et aux avatars de l’intrigue. D’une certaines façon, le maître rêveur éveillé, goûteur de mots et dégustateur d’images, le philosophe à la barbe fleurie, Gaston Bachelard, fut l’orant et le Merlin en même temps que le méticuleux scrutateur de ce phénomène né de la relation coïtale entre la terre, l’eau et l’air.
L’archétypale et emblématique représentation de cette filiation naturaliste de l’imaginaire est figurée par la vision d’un chemin creux, bordé de murets s’enfonçant dans l’ouate translucide d’un paysage de l’ouest irlandais ou de l’intérieur des terres d’Armorique, ou par celle des bords d’un fleuve se faufilant entre les façades somnolentes d’un quai, lors d’un matin tout embué par la diastole de l’humidité, à Prague, à Paris, à Florence ou à Hambourg.
Rien n’invite mieux et davantage la rêverie à voyager au-dedans d’elle-même que cette fine concentration de gouttelettes vaporisées, ou, corollaire mais aussi fondateur, l’interpellation du regard par une mare ou un étang, voire par les pavés du petit matin, luisants de tout leur silence sous les savantes caresses des lampadaires.
Ces subtiles dispositions de l’atmosphère sont d’autre part si favorables à l’émergence du silence que le moindre son, sorti de la gorge d’un oiseau ou d’une grenouille, du pas d’un passant ou du sanglot d’une séparation, prend des proportions stratosphériques et même extraterrestres. A deux doigts de plonger dans le délire poétique, on se sent soulevé du sol et propulsé dans une giration précisément atmosphérique, parmi les stratus, les cumulus et, pourquoi pas, jusqu’aux comètes et au magma originel, bien à l’abri au cœur de la cellule initiale d’avant la chute dans la vie. Voluptueusement rendu à ce rien dont sont par brefs instants enveloppés les amoureux et les poètes. G.J