Contre l’idéologie
Gil Jouanard
Fondées à partir du nébuleux primat d’un principe illusoire ou d’un angélisme mythomane, nuage de fumée servant de voile pudique à la vérité nue des pulsions individuelles et des supercheries collectives, les idéologies ont toutes, sans la moindre exception, débouché, dans le moins horrible des cas, sur de cuisantes désillusions et, dans le pire (qui est en la matière le plus fréquent), sur une variante de l’horreur.
Les religions, catégorie suprême du genre, ont toujours donné l’exemple : pleines de bonnes intentions et fondées sur de sages préceptes, en leurs discours fondateurs (généralement sanctifiés), elles n’ont jamais su éviter de se transformer en abomination, en tyrannie et en diktat mortel (quand elles n’ont pas eu pour effet d’anesthésier en leurs pratiquants toute idée, ou tout instinct, de révolte contre le soit disant « destin », terme servant à justifier la résignation de la majorité et la furie meurtrière des autres, ainsi que l’égoïsme savamment travesti de presque tous, à l’exception des mystiques authentiques, qui sont des solitaires jamais impliqués dans les affaires publiques, à l’exception notoire de Gandhi).
Quant aux effets induits par la concrétisation en actes publics des beaux discours produits par l’idéologie politique, on n’en connaît que trop la nature et la portée, souvent combinées à celles générées par le leurre religieux (qui n’a rien à voir avec la foi individuelle ou, mieux encore, avec le doute interrogateur des vrais adeptes d’une spiritualité exigeante, déconnectée de ce qu’on appelle « le réel ») pour ne pas les tenir toutes, absolument toutes (sur la totalité de l’éventail idéologique, partisan et sectaire), dans la plus grande des suspicions.
Qui aurait quelque chose à dire contre le noyau dur (hélas extrêmement fissible ou friable) des principes ayant servi de déclencheur, puis de détonateur, à ces projets collectifs visant à « changer la vie » ou à « transformer la société » qui animèrent les prémices de toutes les révolutions (depuis la française jusqu’à la russe) ? Terreur d’un côté, Goulag (ou pseudo « révolution culturelle ») de l’autre sont là pour nous montrer comment les principes altiers, volontiers barbouillés de prétendue générosité, aboutissent à promouvoir la folie mégalomaniaque, psychotique, intolérante, totalitaire d’un de ces coupeurs de tête surgis d’on ne sait où dans la France tout juste débarrassée des intolérables excès de l’absolutisme monarchique, ou, plus près de nous, d’un de ces « hommes providentiels » dont fascisme et communisme (avec d’infimes nuances dans l’horreur et sous des prétextes prétendument opposés) nous offrirent quelques exemples dont la mémoire est en tout point digne de celles laissées à la postérité par Néron, Caligula, Attila (qu’il ne viendrait pourtant à personne l’idée d’encenser, ou même d’aduler, comme certains le firent de Hitler, de Staline, de Mao Tsé-toung, ou, plus modestement, de Fidel Castro (et n’oublions pas les étoiles de moindre envergure que furent, à gauche, Ceaucescu, Enver Hodja, Pol Pot par exemple, et, à droite, Mussolini, ou, moins adulés il est vrai, Franco, Salazar, Pinochet).
La vérité, c’est que, hors du contexte scientifique fondamental (celui de la chimie et celui de la physique), rien n’est digne de mériter une considération transcendante ou la naissance d’un espoir fou, dès lors que la société des humains, prise dans sa totalité ou considérée du point de vue de ses entités nationales ou partisanes, ne mérite égard ni patience, pour reprendre la belle formule de René Char (pourtant ce sont souvent des individus « venus au monde pour troubler quelque chose » qui sont à l’origine de ces déviations criminelles et monstrueuses !).
Aimer la vie nous vient de la vie même ; quant à aimer autrui, c’est un privilège rare, sélectif, qui n’a aucune raison d’être aveuglément distribué : « les autres » ne sont qu’une fiction contraignante, tandis que « l’autre » a cette valeur précieuse, qu’on peut espérer dotée de réciprocité instinctive (ou raisonnée, voire, cas idéal, des deux à la fois : et c’est alors l’amour au sens restrictif et sélectif du terme).
G.J