Ce ne sont que des mots et pourtant…
Gil Jouanard
Qu’ils lisent pour se distraire, pour penser à autre chose ou pour échapper à la réalité qui les enserre sans ménagement, la plupart des lecteurs de littérature ne songent jamais à lire pour se parcourir eux-mêmes, pour se connaître, pour se reconnaître, pour se découvrir, pour se transformer, pour rejoindre en eux l’inconnu qui se désespère de n’avoir jamais été pris en compte. C’est pourtant ce qu’à leur insu font la plupart.
Le malentendu vient sans doute de ce que l’on a par inadvertance placé la poésie (et ses adjuvants, roman, fable, conte, ainsi de suite) dans un grand ensemble, celui des « beaux arts et belles lettres », qui tend à réunir sous une même bannière, celle de « La Culture », des arts éminemment sensoriels (la musique, la peinture, la sculpture), un art utilitaire (l’architecture) et cette activité cérébrale, intellectuelle, spéculative, qu’est la littérature.
Or, si les premiers ont pour objectif de nous sortir de nous-mêmes et de nous livrer aux fantaisies et aux dérivations sublimes de notre instinct, d’émouvoir notre appareil sensoriel et ce que nous appelons notre « sensibilité » (dont nul n’a jamais su localiser le lieu d’implantation dans notre organisme), si les seconds ont pour projet, très pragmatique, de promouvoir notre habitat et l’environnement monumental qui le sublime tout en l’extrayant radicalement de toute perspective domiciliaire, cette chose étrange, la littérature, qui part du cerveau pour y revenir, et qui a depuis longtemps réussi à combiner les commodités communicationnelles de l’écriture et le prurit verbal qui caractérise notre espèce, pour assembler les aveugles, à qui l’on peut parler ou lire, les sourds qui peuvent lire, ainsi que les bien-voyants et bien-entendant, autour de mythes et de pensées, d’affirmations et de questions, d’intuitions et de sensations abstraites, qui négligent par nature notre vue, notre ouïe et notre olfaction (qu’elle, la littérature, sait en revanche évoquer, convoquer en de pures « visons mentales »).
Sachant cela, d’instinct ou consécutivement à de longues et approfondies séquences de réflexion solitaire, quelques lecteurs, une infime partie de ceux qui constituent le « lectorat » auquel s’adressent éditeurs et libraires, mais aussi bibliothécaires, ont fait le choix (délibéré ou machinal) de n’user de la littérature (qu’ils l’écrivent ou qu’ils la lisent) qu’afin d’ y pouvoir creuser, à travers les couches du langage, les strates qui les constituent eux-mêmes et dont les aléas du « quotidien » les tiennent éloignés (quand ils ne leur en voilent pas l’existence-même).
On le voit, cela nous oblige à considérer qu’il existe deux sortes d’écrivains et de lecteurs de littérature. L’idée qu’une hiérarchisation de leurs motivations respectives pourrait en être déduite est hors de propos. Chacun a le droit de lire pour les raisons qui sont les siennes. De même qu’on peu préférer le rap à Joseph Haydn, ou les barbouilleurs de tags à Bruegel, selon les critères découlant d’une conception prétendument démocratique de la culture.
Mais en toute chose la profondeur est plus profonde que la superficialité, la densité est plus dense que son contraire (qui n’a pas de mot précis pour le désigner, c’est dire…), l’exigence a plus d’exigence que le laxisme, la subtilité est plus subtile que la grossièreté, ainsi de suite. Ce qui veut dire qu’on peut tout à fait ne songer qu’à se distraire, à s’évader, à « penser à autre chose », sans pour autant n’être qu’un être de seconde catégorie.
Mais on peut aussi ne souhaiter entretenir de commerce qu’avec ceux qui, comme nous-mêmes, ne lisent que dans l’espoir de progresser, mot à mot, ligne après ligne, livre après livre, en direction d’un noyau central virtuel, point de départ et d’arrivée, alpha et oméga, de notre assez insignifiante mais très énigmatique traversée de ce désert tumultueux que constitue ce corps céleste humanisé, et probablement, définitivement, tragiquement, dérisoirement, « trop humain ».