L’intime mécénat
Avec la constante et inexorable réduction des moyens financiers consacrés par l’Etat au soutien, à la stimulation et à la diffusion de la création artistique et de la vie culturelle, due à la contraction de l’ensemble des budgets, se pose la question du « mécénat public » dont on estime avec raison que la France fit l’une de ses originalités, depuis que Malraux, premier Ministre de la Culture, révolutionna le mode d’intervention du dit Etat dans ce processus d’ «aide à la création et à la diffusion».
Ainsi, exemplaire, et parfois imitée depuis un demi-siècle, dans ce secteur où l’art, l’esprit, le développement culturel, l’invention s’étaient trouvés exaltés jusqu’à se voir érigés en « politique culturelle », la France est-elle en train, depuis quelques années déjà, de perdre non seulement son avance et son éclat, mais encore une spécificité qui n’eut en fait de légitimité que du temps de François Ier, puis sous celui de Louis XIV et de Louis XV, avant de retrouver un semblant de validité sous De Gaulle-Malraux puis sous Pompidou-Duhamel et enfin sous Mitterrand-Lang, c’est-à-dire du début des années 1960 à la fin des années 1980.
Durant ces trois séquences (les deux premières surtout, dont on remarquera qu’elles étaient placées sous l’égide d’un pouvoir monarchique, et relevaient donc d’une espèce de mécénat « privé », celui du Roi, équivalent de ce qu’avait pu être le plus grand des seigneurs-mécènes de la Renaissance italienne, Laurent de Médicis, l’abondance et la diversité des créations artistiques et intellectuelles plaça notre pays en tête des Nations phares : la Renaissance française fut un prodigieux creuset inventif et créatif dans les domaines de la musique, de l’architecture et de la poésie ; le Grand Siècle puis celui des Lumières qui fut son héritier direct, furent également ceux de la musique, de l’architecture, mais aussi de la littérature, du théâtre et de la pensée émancipatrice. De Malraux à Lang, on se préoccupa surtout de la diffusion, de la formation et de la démocratisation, mais avec quelques succès (Maisons de la Culture, Centres Dramatiques ou Chorégraphiques Nationaux, Centres Nationaux des Lettres et du Cinéma, conservatoires de régions…) ; en revanche, si la littérature et le théâtre en furent les grands bénéficiaires, on ne saurait en dire autant de la musique, de la peinture et de l’architecture, qui ne produisirent ni des Janequin ni des Costeley, ni des Philibert Delorme, pas plus que des Couperin, des Rameau, des Chardin, des Claude Gellée, des Watteau, des Mansart et des Le Vaux…).
Toutefois, si ces périodes fastes favorisèrent une prodigieuse floraison de créativité, on ne saurait oublier que ni Hugo ni Balzac ni Flaubert, pas plus que Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ne surgirent d’un terreau richement arrosé par la manne publique ou privée. Et, pour rester dans le domaine de la littérature, la plupart des grands écrivains du XXe siècle ne doivent pas grand-chose à l’intervention des finances publiques, pas plus que Bizet, Debussy, Ravel, Fauré ou que Corot, Gauguin, Cézanne, Monet, Manet ou Renoir. Aucun prince, président ou magnat de la finance n’intervint non plus dans le processus qui « fit » un Matisse ou un Braque, un Satie, un Proust, un Céline, un Reverdy, un Apollinaire, un Michaux, un Calet, un Vialatte, un Queneau.
Comme ni Villon ni Montaigne ni Chateaubriand, ni Stendhal ni Zola, ni Desnos ni Beckett ou Ionesco ne furent, pas plus que Delacroix, que Rodin, que Bachelard, qu’Elie Faure, que Jean Henri Fabre, « pensionnés » d’un souverain ou d’un grand mécène, on est enclin à supposer que les « moyens financiers » mis en jeu par le pouvoir n’entrent que dans une proportion, certes non négligeable, mais tout compte fait subsidiaire, dans l’émergence du génie créateur. Ce qui signifie que l’acte de création, la pulsion inventive sont une affaire strictement privée, autonome, individuelle, aventureuse et même aventurière.
C’est le risque et l’enthousiasme personnels, généralement pris dans la solitude et dans la non-insertion ou implication sociale, qui génèrent l’émergence du génie, ainsi que le montrent de façon éblouissante et pathétique, paroxystique, un Hölderlin, un Rimbaud, un Schubert, un Schumann, un Van Gogh, un…Diogène!
La « puissance publique » favorise la diffusion des œuvres, la formation par voie pédagogique d’un « public potentiel », par l’incitation que suscite son caractère exemplaire ; elle est de ce point de vue de la plus grande utilité.
Mais celui qui est « appelé », par on ne sait quelle force intérieure à lui-même, à produire une œuvre susceptible d’émouvoir, de bouleverser, celui-là est seul, et c’est de sa solitude qu’il tire ce geste inouï qui ira propulser de la façon la plus généreuse, dotée de la plus grande portée, et quasiment à son insu, par son exemple non-reproductible, troublant, provocant, révolutionnaire, sa singularité, son altruisme involontaire, non-programmé, naturel.
Ce ne sont ni Périclès ni Laurent de Médicis, ni François Ier, Louis XIV, Catherine de Russie ou Frédéric II qui ont fait Praxitèle, Michel Ange, Racine, Diderot ou Voltaire. Ce sont eux qui se sont faits, non pas à notre service mais pour notre bonheur et, surtout, pour notre pulsion libératrice ; ils nous ont invités à chercher à savoir à notre tour, chacun pour soi, qui nous sommes, qui attend et devrait s’impatienter en nous.
L’élan qui les propulse vers nous a pris son impulsion sur les parois enluminées des grottes du Magdalénien et sur les contours des statuettes en ivoire ou en os de l’Aurignacien. Bien que cela ne nous rajeunisse pas, cela a pour objectif, et peut-être pour effet, de nous faire renaître à tout moment.
Nous sommes les seuls mécènes de notre plaisir et de notre désir, mais aussi de notre crainte et de notre désespoir, en résumé : de ce tremblement qui nous saisit à la vue, à l’écoute ou à la lecture d’une œuvre qui ne ressemble à aucune autre, dont la nouveauté qui peut avoir quarante mille ans se renouvelle à chacun des regards, chacune des écoutes que nous lui concédons en retour, en remerciement, en signe de reconnaissance.
Gil Jouanard.