Avé l’assent, peuchère !
Marqueur culturel aujourd’hui légèrement banalisé, voire valorisé du fait de la course à la singularité et au pittoresque, l’accent régional dont on est susceptible de disposer du fait de son origine géographique, culturelle et familiale était, à l’époque de mon adolescence, non seulement un signe identitaire fortement connoté, mais encore éminemment chargé d’a priori et de préjugés portant sur les supposés particularismes « ethniques » du porteur d’accent.
Ainsi, caricaturalement, surtout du fait de certains abus simplificateurs exploités par le cinéma, être affublé de l’ « accent du Midi » (comme s’il y en avait un seul, et non pas dix ou quinze, ainsi que c’était le cas alors), c’était être hâbleur, futile, rigolard, à la rigueur pince sans rire mais vivement extraverti (comme Raimu ou Fernandel par exemple). Non seulement on avait « phocéanisé » le concept farfelu d’une pseudo « identité méridionale » (or Marseille n’a jamais représenté qu’une infime partie de cette aire géoculturelle qui va de Menton à Biarritz, de Bordeaux à Valence et du Puy-en-Velay à Collioure) ; mais encore avait-on falsifié, en la soumettant à un traitement d’amalgame réducteur, l’image multiple, diverse, offerte d’elles-mêmes par des populations aussi distinctes que celles constituées par un paysan du Lubéron, par un bistroquet Toulonnais, par un pêcheur Sétois, par un notaire Montpelliérain, par un rugbyman Toulousain, par un berger pyrénéen, par un mineur de La Grand-Combe, par un marchand de nougats de Montélimar…
L’homme du sud était, pour les simplistes esprits avides de clichés, un composé fluctuant de Fernandel et de Raimu, de Charpin et de Dufilho, de Jean-Pierre Chabrol conteur au coin du feu télévisuel et de Mireille Mathieu. Et moi, né à Avignon d’une mère Lozérienne et d’un père Ardéchois, je me devais, arrivant à Paris en septembre 1959, nanti d’un accent fortement corrigé (car on ne lit pas Nerval comme Pagnol, et que je me sentais plus proche de Nerval que de Pagnol), de gommer, pour autant que j’en étais capable, ce signe d’ « appartenance », finalement aussi « communautaire » que celui qui « banalise » tous les ashkénazes venus, les uns, de Vilnius, les autres de Prague, d’autres encore de Vienne, de Cracovie ou de Chisinau, tous issus de contextes culturels beaucoup plus différenciés que ne le laissait le cas échéant supposer l’usage médian d’un approximatif et parfois fluctuant yiddish de circonstance ou encore le port de la kipa (si ce n’est du manteau noir, du chapeau rond noir et de la barbe noire ou plutôt grise) !
Le comble, c’est que, pour être rattaché aux vraies fibres de ma « nature », qui se vivaient en symbiose avec la texture romantique de notre imaginaire collectif (lequel brassait autant de Saxons ou de Tyroliens que de Milanais ou de Dublinois, et autant d’Aixois que de Lisbonnais), je dus m’imposer d’emblée d’éradiquer dans mon élocution toute trace d’origine géographique et donc supposée psycho-socio-culturelle, c’est-à-dire principalement caricaturale.
On m’avait d’ailleurs fait remarquer, gentiment mais comme on plaisante avec un enfant sur ses fautes d’articulation ou de prononciation, qu’on ne dit pas « zlip », mais slip, et pas « gass », mais gaz.
De fait, je ne pouvais guère imaginer que l’on pût réciter El desdichado avec l’accent de Raimu ou L’Invitation au voyage avec celui de Fernandel. En quoi, bien sûr, j’avais tort, et lorsque j’entendis l’érudit poète Jean Tortel, Vauclusien comme moi, me réciter par cœur tel poème de Malherbe ou de Mallarmé, j’en fus plus émerveillé que gêné du fait de son accent, qu’il avait le bon goût de ne pas chercher à dissimuler. Mais les choses sont ainsi et, si j’aime lire tel poème de Rilke (Herr, es ist Zeit, der Sommer war sehr gross) en allemand, peu m’importe que mon accent ne soit pas celui de Hanovre (nec plus ultra de la distinction germanique) : Rilke, Autrichien né et élevé à Prague, ne devait lui-même pas «prononcer» l’allemand tout à fait comme la Berlinoise Marlène Dietrich, comme le natif de Lübeck que fut Thomas Mann, ou encore comme le fit sonner le Hessois Goethe, comme l’articule le Dantziger Günter Grass, comme le condense et le raréfie le judéo-roumain Paul Celan.
Je m’appliquai donc, dès les premiers jours de mon séjour à Paris, à éroder la surface de mon élocution, afin, d’une part, de « passer inaperçu », mais surtout de n’être plus suivi d’un sillage de bienveillante et compréhensive condescendance et d’échapper ainsi à l’arbitraire « classification » ethno-psycho-culturelle, autant dire raciste.
A présent, les données, qui sont au fond les mêmes, produisent des effets diamétralement inverses de ceux-ci, et il passe pour singulier, différenciateur, et donc valorisant d’afficher, le cas échéant en l’exagérant, un accent régional (spécialement celui du « Midi », qui produit un effet de sympathie du fait de son faux air débonnaire et de la supposée sagesse populaire qu’il est censé véhiculer) ou d’un autre, étranger, qui vous campe dans une tonalité raffinée, ultra-mondaine, excitante, exotique, cosmopolite. Votre « différence » vous tiendra lieu de label identitaire. Tout comme avant, en fait, mais désormais de façon positive, puisqu’elle a le pouvoir de générer une sympathie, à vrai dire tout aussi discriminatoire.
Les mœurs socioculturelles sont l’une des plaies dont souffre tout être né libre et indépendant, c’est-à-dire, avant tout lui-même. Ne ressemblant à rien ni à personne.
Gil Jouanard