AH, SI LA LIBERTE GUIDAIT NOS PAS,
COMME NOUS CHANTERIONS VICTOIRE !
Par Gil Jouanard
Accéder à un mode de pensée dégagé de tous les a priori est certes l’ambition de tout esprit féru -- ou mieux encore : avide -- d’indépendance, d’autonomie et, en premier lieu, d’émancipation. Mais le « travail » que l’on doit faire sur soi ne souffre ni repos, ni laxisme, ni aménagements, restrictions ou concessions.
Tout, dès les premiers moments de notre éducation (à commencer par celle des parents et à continuer par celle de l’école), se charge de nous mettre sur les rails d’une pensée consensuelle et étriquée, mais aussi violemment partiale. L’enfant, implicitement (ou de façon très explicite) sollicité par sa tutelle familiale du côté de opinions véhiculées par celle-ci (opinions le plus souvent induites par la situation socio-économique des dits parents), se trouve ensuite pris dans l’étau d’une scolarité placée sous le signe de préjugés et d’a priori (le patriotisme, le respect des lois et usages de la société ambiante, solidarité avec les signes extérieurs d’appartenance nationale voire confessionnelle, identification aux héros du passé inspirateurs de notre chauvinisme : Vercingétorix, Jeanne Hachette, Jeanne d’Arc, le Grand Ferré, Du Guesclin, le Chevallier d’Assas, Mirabeau, Saint-Just et Danton, Cambronne, Clémenceau et tout une suite de personnages mythifiés autant que glorifiés pour des actes ou des propos parfois incertains ou enjolivés, mais tous flatteurs envers notre supposée « fibre nationale »).
Quand vient l’âge de s’intéresser à cette dimension aléatoire et souvent partiale de la politique qu’est « l’opinion », généralement déclinée au pluriel (sous la désignation d’« opinions politiques »), on s’engouffre aveuglément dans le bain, fait de rumeurs simplistes, qui tend à nous barbouiller d’idées toutes faites, hasardeusement orientées « à droite » ou « à gauche », dont la ligne de démarcation est à la fois sinueuse et incertaine, souvent même fluctuante et variable.
Alors commencent les malentendus et les quiproquos, puis les jugements arbitraires. Selon que l’on est fils d’ouvrier, à son tour ouvrier, enfant né d’une famille bourgeoisie et soi-même bourgeois, impulsif ou prudent, Catholique, Protestant, Juif, Musulman ou athée, intellectuel ou illettré, voire analphabète, on va s’engouffrer dans telle ou telle filière, chacune comportant des culs-de-sacs, des chemins de traverse, des itinéraires de diversion, des velléités de compromis œcuménique, des aménagements circonstanciels, des moyens termes « historiques » et principalement opportunistes.
Dès lors, on va se rallier, généralement sans grand enthousiasme (ou même malgré de sérieuses causes de réticence), aux discours tenus par ceux que l’on estime être « de son camp ». Au total, croyant avoir contribué au choix d’un dirigeant ou d’une oligarchie compatible avec nos aspirations et avec nos convictions (on ira jusqu’à dire « avec nos idéaux », car on ne recule devant aucune approximation syntaxique et intellectuelle), on est d’abord content (ou rassuré du fait que l’adversaire, l’ennemi, ne l’a pas emporté !). Puis vient le temps des désillusions successives, qui s’enchaînent dans une inéluctable cascade de déceptions, d’échecs flagrants, d’insuffisances notoires, d’apparences de duperie, de tromperie, de trahison, qui ne sont en fait que les conséquences d’une impuissance à régler les passifs et à accorder les contraires.
Ainsi de suite jusqu’à épuisement de sa propre vie, qui s’achève sans que rien jamais n’ait, de près ou de loin, fonctionné ainsi qu’on l’avait rêvé et attendu, que l’on se dise de « droite » ou qu’on se croie « de gauche ». Et le vent efface sur le sable les pas des militants déçus et des idéalistes désabusés. On en conclut que le gouvernement des hommes par les hommes est décidément trop tributaire de ce que sont les hommes eux-mêmes, ceux qui sont gouvernés aussi bien que ceux qui gouvernent.
Issus de prédateurs encore barbouillés de leur jeunesse d’à peine quelques dizaines de milliers d’années, ils portent en eux les réflexes, largement antérieurs et jamais éradiqués, du charognard qu’ils furent pendant des centaines de millénaires.
Ils sont tel le chacal guettant la satiété du lion repus et blasé pour se précipiter sur quelques os à ronger, dont il fera son dérisoire festin.
La démocratie, cette belle invention principielle, dont on attend encore qu’elle se donne les moyens de faire accéder chacun à l’indépendance de son jugement et à la pertinence de son avis strictement personnel , la démocratie donc aura servi, dans la forme qu’elle s’est résignée à adopter, faute du courage et de la clairvoyance qui l’aurait incitée à mettre les bœufs avant la charrue (en l’occurrence : favoriser l’émancipation des individus au lieu de promouvoir leur conditionnement), à noyer le poisson, à jeter de la poudre aux yeux, à masquer l’impuissance en discours anesthésiants, à illusionner (d’un côté comme de l’autre, ne fût-ce que pour se convaincre soi-même, discoureur et dérisoire candidat rédempteur).
Quand on voit que, depuis des générations, l’école s’applique plus à tenter de faire passer ceux qui lui sont confiés dans le chas d’une aiguille à tricoter du consensus à mailles un peu lâches, qu’à inciter chacun à devenir véritablement lui-même, à se découvrir avec émerveillement et à se délivrer de l’hypocrite bassesse instinctive de l’espèce, et quand on sait que les ineffables parents ont pour souci de voir leur rejeton se faufiler sans trop d’encombres dans les ornières d’un chemin troué de nids de poules, on se dit, en un soupir de résignation (ou avec un haut le cœur d’indignation ou une crispation de colère des deux poings), que ce n’est décidément pas demain que l’on va « sortir de l’auberge ». Celle-ci, qui n’est certes plus un coupe gorge, est en revanche un assommoir à initiative, à émancipation, à lucidité, à indépendance (notion trop naïvement associée à celle de Nation, et pratiquement jamais à celle d’identité individuelle, personnelle, à celle d’irréductible aspiration à l’autonomie de pensée et d’action, dégagée de la prégnance des appartenances sociopolitique et historico-idéologique, voir communautaires ou confessionnelles).
Puisque, très clairement, la liberté n’est pas une vertu applicable aux collectivités, du moins qu’elle soit pour chacun son aspiration ultime, vitale, sa marque de dignité. Pour cela, il faut que chacun refasse le trajet mental qui le reconduirait au seuil de l’abri sous roche, à cet instant où l’idée lui vint de découvrir le monde et de s’y différentier, d’abord vis-à-vis du dit monde, ensuite vis-à-vis de son voisin ; mais un voisin dont les différences lui seraient sympathiques et agréables à côtoyer…
Shalom, Inch’Allah, et que la paix soit avec vous, frères humains qui après nous vivrez.