Manal al Sharif, la femme qui osa conduire !
Par Sohrab Ahmari
«Vous savez, quand vous avez un oiseau qui a été dans une cage toute sa vie? Lorsque vous ouvrez la porte de la cage, il ne veut pas partir. C'était exactement ça. "
C'est ce que Manal al-Sharif a ressenti la première fois qu'elle s'est assise derrière le volant d'une voiture en Arabie Saoudite. Le tabou du royaume sur les femmes qui conduisent n'est que rarement brisé.
Mme Sharif assure que ce moment d'hésitation ne dura pas longtemps : elle appuya sur l'accélérateur et sa Cadillac SUV fonça en avant. Elle passa l'heure suivante à tourner dans les rues de Khobar, dans la province orientale du royaume, tandis qu'un ami utilisait un iPhone pour filmer le voyage.
C'était en mai 2011, quand une grande partie du Moyen-Orient était le théâtre de soulèvements populaires. Les militants saoudiens des droits des femmes se demandaient si le printemps arabe allait marquer la fin de l'interdiction dans le royaume pour les femmes de conduire. «Tout le monde autour de moi se plaignait de l'interdiction, mais personne ne faisait rien", relate Mme Sharif. "Le printemps arabe m'a inspiré pour dire:« Faisons quelque chose au lieu de se plaindre. "
La campagne a commencé avec une page Facebook exhortant les femmes saoudiennes à conduire le 17 Juin 2011. Au début, la page provoqua beaucoup d'enthousiasme parmi les militants. Mais les critiques fusèrent rapidement, cherchant à instiller la peur : "Les opposants ont dit « il ya des loups dans la rue, et ils vont vous violer si vous conduisez, » se rappelle Mme Sharif. Il fallait une personne pour briser ce mur, faire comprendre aux autres que « ça va, vous pouvez conduire dans la rue. Personne ne va vous violer ». "
Mme Sharif décida d'être cette personne, et le 17 mai elle posta la vidéo d'elle-même conduisant dans Khobar. Cette vidéo fit instantanément un énorme buzz sur YouTube. Elle eu aussi un grand retentissement dans les médias saoudiens, et toutes les réactions ne furent pas positives. Mme Sharif reçu des menaces téléphoniques et des emails . «Vous venez d'ouvrir les portes de l'enfer ", "ta tombe t'attend," ne sont que des exemples parmi tant d'autres.
A Aramco, la compagnie pétrolière nationale où elle travaillait comme consultant en sécurité informatique à l'époque, la situation fut difficile aussi . Mme Sharif se rappelle que son manager la tança: "Mais qu'est-ce que tu fais?" En réponse, Mme Sharif demanda deux semaines de congé. Avant de partir en vacances, cependant, elle aécrivit un message à son patron sur un tableau noir de bureau: "2011 : n'oublie pas cette année ; toutes les règles vont être brisées. Tu ne peux pas me donner de leçon sur ce que je fais...."
C'était un acte de défi presque impensable dans un pays qui prend très au sérieux l'enseignement du Coran: "Les hommes sont responsables des femmes." Mais moins d'une semaine après sa première sortie, Mme Sharif repris le volant, cette fois en compagnie de son frère de la femme de ce dernier et de leur enfant. "Où est la police de la route?" se souvient-elle avoir demandé à son frère comme elle appuyait sur la pédale une fois de plus. Une rumeur avait circulé que, puisque l'interdiction de conduire n'était pas codifiée dans la loi, la police n'arrêterai pas les conductrices. «Je voulais vérifier cela,".
La rumeur était fausse. Comme elle le raconte, un agent de la circulation a arrêté la voiture, et rapidement des membres du Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice, la police des mœurs, entourait la voiture. "Femme! Sortez! Nous ne permettons pas aux femmes de conduire!" Mme Sharif et son frère ont été arrêtés et détenus pendant six heures, temps pendant lequel elle refusa de céder.
«Monsieur, quelle loi ai-je enfreinte?"demanda-t-elle à plusieurs reprises. "Vous n'avez pas enfreint de loi», disaient-ils. "Vous avez violé la coutume.
Son frère et sa belle sœur furent libérés, mais Mme Sharif fut arrêté de nouveau le lendemain. Elle fut détenue pendant plus d'une semaine et libérée seulement après que son père ait plaidé personnellement avec le roi Abdallah pour obtenir la grâce de sa fille et s'engagea à lui interdire de conduire à nouveau dans le royaume. Même maintenant, en racontant l'histoire à New York à l'aéroport de JFK alors qu'elle attend à bord d'un vol à destination de Dubaï, la voix de Mme Sharif tremble de colère: «Je viens de conduire une voiture!"
Manal al-Sharif est née dans la ville sainte de La Mecque dans une famille de «conservateurs», mais «des musulmans normaux», comme elle dit. «Papa écoutait de la musique», dit-elle. "Il attendait les nouveaux albums d'Oum Kalsoum," «Ma tante portait des bracelets d'or, et elle avait l'habitude de montrer ses cheveux sous son foulard rose."
Les habitudes modérées de sa famille sont les restes d'un mode de vie qui a été attaqué sévèrement en 1979, l'année de naissance Mme Sharif . Ce fut un moment turbulent dans la région. En Iran, les radicaux chiites venaient de renverser une autocratie socialement permissive et commençaient la construction d'une théocratie islamique répressive. En Novembre 1979, en Arabie Saoudite, une bande de djihadistes sunnites prirent le contrôle de la Grande Mosquée de La Mecque, tuant des centaines de fidèles et et des agents des forces de sécurité. Il fallu deux semaines et l'aide de commandos français pour briser le siège.
L'incident, (les sauveteurs infidèles notamment), fut un immense embarras pour la dynastie régnante, dont les monarques se définissaient comme «les gardiens des Deux Mosquées Saintes." Selon Mme Sharif, pour éviter de futures attaques djihadistes, le gouvernement fit tout son possible pour apaiser les intégristes. "Il leur donna le contrôle de l'éducation et des femmes. Les femmes furent exclues de la vie publique en Arabie Saoudite, et il y a maintenant une séparation complète entre les sexes."
Le royaume a toujours été profondément religieux. Pourtant, ce n'est qu'après le siège 1979 que les Saoud ont commencé à promouvoir un islam radical en Arabie et à l'étranger comme moyen de conjurer les défis à leur propre légitimité. Ainsi est né ce que l'anciennne éditrice du Wall Street Journal et auteur Karen Elliott House, identifie dans son livre « Sur l'Arabie saoudite» comme «l'islam Inc», la symbiose de l'obscurantisme clérical et des richesses pétrolières qui maintient les Saoud au pouvoir.
Il en résulte une société où les femmes ne représentent que 12% de la main-d'œuvre et possèdent 5% des entreprises, un pays où 15 jeunes filles ont été condamnées à périr dans l'incendie de leur école en 2002 parce que la police des mœurs empêcha quiconque de les secourir ; parce que les étudiantes n'étaient pas habillées pour « sortir » .
Mme Sharif est à bien des égards un produit de ce système, y compris des écoles publiques où elle étudia dans les années 1980 et 90. «Ils lavent le cerveau des enfants», se souvient-elle. "Ils nous ont dit:« Ceci est l'islam, et le temps est venu où nous allons dominer le monde à nouveau. Donc, nous avons été élevés dans une atmosphère qui nous pousse vers l'extrémisme, la haine de l'autre, et nous fait craindre les gens qui conspirent contre les musulmans, contre nous. "
À mesure qu'elle grandissait, Mme Sharif a commencé à s'interroger sur les autorités qui «utilisent la parole de Dieu pour contrôler les gens qui sont comme ma famille." Elle a fini par réaliser l'impact douloureux de l'idéologie islamiste sur les femmes. Sa tante, par exemple, avant friande de vêtements colorés et des bijoux, a été intimidée. Elle "écoutait ces conférences fondamentalistes et pleurait en disant:« c'est haram de montrer notre visage. Elle a pleuré et a complètement changé. "
Puis il y eu l'interdiction de circuler. Mme Sharif en est venu à mépriser le fait que «nous sommes fiers d'être connu comme le pays où les femmes ne peuvent pas conduire." En 1990, une première génération de femmes ont tenté, en vain, de contester l'interdiction. Lors de l'invasion irakienne du Koweït, environ 40 femmes saoudiennes ont organisé un "drive-in" de protestation. Elles ont fait valoir que, au milieu d'une situation d'urgence nationale, alors que leurs tuteurs n'étaient pas disponibles, les femmes saoudiennes devaient être autorisés à conduire.
On pouvait s'y attendre, le drive-in des années 90 provoqua la colère des religieux. «Quand j'étais enfant, ils ont envoyé des brochures dans tout le pays, avec les noms des femmes et de leurs numéros de téléphone, en encourageant les gens à les appeler et leur dire de revenir à l'islam», dit Mme Sharif. "Ils ont dit que ces femmes avaient des relations sexuelles avec les troupes américaines. Ils ont dit qu'elles avaient enlevé leurs hijabs et les avaient brûlés."
Pourquoi persister aujourd'hui dans ce combat face à une opposition souvent vicieuse? Parce que la campagne visant à annuler l'interdiction est plus que de simplement pouvoir conduire. "Les droits des femmes ne sont rien d'autre qu'une partie d'un tout plus grand ; les droits de l'homme . On fait confiance aux femmes avec la vie de leurs enfants, elles peuvent être enseignantes et les médecins, mais ils ne nous font pas confiance avec nos propres vies."
Mme Sharif a payé le prix pour vivre sa vie. Après avoir fait un discours sur son activisme au Forum 2012 Oslo Freedom, où elle a reçu le prix Vaclav Havel pour Dissidence Créative, elle et sa famille ont subi une pression renouvelée des islamistes. Les choses ont empiré quand la vidéo du discours est devenue virale sur YouTube.
"Ils ont dit que personne n'embrassera l'islam après avoir vu ce discours, parce que ce que j'ai montré est une religion violente. Mais ce que j'ai montré est mon histoire personnelle», dit-elle, ajoutant que c'est «une insulte à l'islam, à toute religion», de penser qu'elle peut être compromise par une histoire personnelle.
Mme Sharif a été renvoyée en mai 2012 et a depuis déménagé à Dubaï, où elle vit avec son mari brésilien, Rafael. Le couple s'est rencontré en 2010 quand ils travaillaient tous deux pour Aramco. Elle avait besoin de l'autorisation du ministre de l'Intérieur de l'Arabie Saoudite pour se marier avec un non-saoudien. «C'est votre vie personnelle, et ils mettent leur nez dedans, même à ce niveau."
Le ministre a rejeté la demande de Mme Sharif d'épouser un étranger, et son ex-mari refuse que leur fils se rendre à l'extérieur du royaume avec elle. Elle ne peut le voir qu'en revenant de Dubaï chaque week-end. «C'est la pire chose que de prendre l'avion pour l'Arabie Saoudite. Je suis sur la liste de surveillance, de sorte que chaque fois que j'y vais, ils m'arrêtent et ils prennent plus d'informations. Ils surveillent mon voyage."
Les dirigeants Saoudiens, attaquent les dissidents de peur que le printemps arabe ne se propage dans le royaume. Au début de Mars, deux membres fondateurs de l'Association saoudienne des droits civils et politiques ont reçu longues peines de prison pour, entre autres, création d'une organisation de défense des droits de l'homme sans autorisation. Les arrestations, dit-elle sont censées «faire taire les autres, parce qu'ils parlent des mêmes choses dont nous parlons:. De monarchie constitutionnelle, de partis politiques ayant des droits politiques Donc, ils prennent ces gens et en font des exemples."
Les peines ont été prononcées moins d'une semaine après que le nouveau secrétaire d'Etat John Kerry ait visité le royaume. Sa visite a été une déception pour Mme Sharif et d'autres qui partagent sa vision. "Il a juste salué l'Arabie saoudite pour la nomination de 30 femmes au conseil non élu Shura». «C'est un faux conseil de toute façon, un conseil impuissant. Vous ne pouvez pas louer quelque chose qui n'est pas tangible, c'est simplement un changement cosmétique." Si les responsables américains ne sont pas prêts à critiquer les Saoudiens sur les droits de l'homme, au moins ils ne devraient pas en faire l'éloge."
Alors que notre entretien se termine, une question demeure: Est-ce que Mme Sharif a été au volant d'une voiture dans le royaume depuis les beaux jours de sa campagne? "Oui, j'ai roulé à nouveau," dit-elle. «Je suis une femme normale, une personne normale, et je veux juste prendre le volant."
Wall street Journal, édition de 23 mars 2013
traduction nnn