D’ocre et de cendresde Michèle Perret. «…On ne survit pas vraiment et les choses ne sont plus jamais belles…» Le dernier livre de Michèle Perret, est un petit bijou intimiste. Une porte qui s’entrebâille sur des temps révolus, de 1950 à 1962. Michèle Perret nous chuchote comme autant de secrets, dans ce recueil de nouvelles, treize portraits de femmes oranaises, émouvantes, attachantes, âmes d’une société kaléidoscopique disparue de par l’obscurantisme des hommes qui n’ont pas su composer une société fraternelle, ni donner vie à ce rêve algérien que beaucoup portait en eux. Aujourd’hui, tenant serré dans leurs bras un enfant mort que l’on se refuse à lâcher pour le laisser partir, dans un bateau d’ivresse et de deuil, les fantômes de l’espoir flottent dans nos mémoires, «Les promeneurs de l’indécis, du brumeux, de l’improbable»… |
Aussi cette pause dans le temps, ces histoires de femmes aux destins fracassés : Leila qui entend l’appel des étoiles et ne sait pas qu’elle est morte; Soledad, la petite princesse trop ambitieuse qui tombe sur les cailloux des désillusions ; Solange, qui croyait au bonheur et qui s’enferme dans la prison du chagrin ; la lingère Halima(se prononce H’lima), « au corps usé par le travail et les maternités » qui était noire « d’un triste noir grisâtre et fatigué» ; Fatiha, la moqueuse qui aimait la vie et meurt pour quelques sous âprement gagnés; Joséphine la lingère (voir un extrait en annexe), dans les hoquets d’une guerre sans nom et sans gloire, qui a tant aimé M. Delbois à en perdre la tête ; la petite Nadia, l’enfant d’octobre, quand les hommes s’autorisent à commettre l’irréparable et que la Seine devient fleuve de sang ; l’épopée de la « Singer » qui survit cinquante ans plus tard chez une petite Nadia devenue grand-mère… ; Malika pour qui « l’Algérie de ses rêves ne sera plus pareille » sans Rachel, l’amie de toujours ; et pour terminer, baume au cœur avec la rencontre dans le métro, d’une vieille dame Pieds-noirs et d’un vieux monsieur au parapluie, un Algérien d’Oran comme elle e la fraternité renouée, « la boucle est bouclée » ; en passant par « La ronde des filles fleurs » ou les vinaigrettes, ces fleurs du « dernier printemps »… Ce sont des aquarelles nées de la délicatesse avec laquelle Michèle Perret esquisse ces destins comme autant de romans. Elle dit en quelques mots, - en peu de mots-, l’indicible des éblouissements amoureux, des chagrins silencieux, des espoirs avortés, ces vies de femmes entre chien et loup, pénombre propice aux faux oublis, aux rêves inversés…C’était hier et c’est de toujours. La femme aux étoffes intérieures froissées par les pataugas de la vie, elle est d’éternité. Ce chant aux femmes de sa terre natale, toutes origines confondues, dit combien ce rêve Algérien dont on commémore la fin, telle une rupture d’anévrisme, persiste encore, dans une survivance audacieuse que l’horreur de la guerre n’a pas su ni pu enterrer.Quand on aura cessé d’inventer l’histoire, quand l’amorce d’un monde autre, enfin désincarcéré de la mémoire tant coloniale des uns que nationaliste des autres, sera restauré, la sérénité revenue, les morts des deux rives, enfin réconciliés, pourront abandonner l’enfant défunt, ce rêve perdu et chevaucher les lendemains d’espérance et de liberté d’une terre que personne jamais n’est parvenu, ne parviendra à s’approprier.Cette terre qui reste l’Insolente, dont les millénaires ont fait rêver les hommes de tous horizons, eux qui ont cru la conquérir parce qu’ils ont posé le soc de leurs mains sur ses reins ; cette terre qui reste aveugle et sourde aux plaintes humaines et va où la pousse son frère Simoun ; la Vivante, qui est telle que le dieu des néants la façonna; convoitée par des peuples en quête d’impossible ; sur son sable rouge et hostile, pas un pas ne s’incruste, tout s’efface : elle avale l’homme devenu putride, se riant de l’histoire écrite par les vainqueurs du moment… A chacun l’illusion de sa conquête : ils passent, elle les efface. L’océan de son éternité la renouvelle inlassablement.On retrouve sous la plume de Michèle Perret, l’âme algérienne façonnée de cet inconscient collectif propre à tous ceux qui sont nés de cette terre, quoique l’histoire en ait décidé. Rien ni personne ne pourra biffer l’appartenance intrinsèque des enfants du bled au limon qui les vit naître, qu’ils soient restés sur le sol natal ou qu’ils en aient été chassés.C’est écrit à jamais dans la chair de chacun. Mektoub.Un mot sur Kay Wernert qui illustre la couverture du livre dans le même esprit voulu par l’auteur : la délicatesse, l’indicible rendu perceptible. Dans cette miniature, il est dit la beauté de la terre et le regard au loin de l’Européenne déjà perdue dans les souvenirs, porte une tristesse sans fond tandis que la jeune femme Maghrébine lui tourne le dos, marchant vers son avenir. Kay enseigne l'anglais, le grec ancien et le français langue étrangère jusqu'en 2000, et depuis, elle consacre son temps libre aux arts graphiques. En 2011, elle a illustré "Cuisiner en toute Simplicité" de Mireille Saimpaul, éditions Dangles. Travail en cours: illustrations de Contes pour enfants.©Mahia Alonso, pour NanaNewsLe dernier livre de Michèle Perret, « D’ocre et de cendres » L’Harmattan, coll. Amarante, 2012
Site Web de Michèle Perret : http://ktw.perso.sfr.fr/homepage.htmlCh. IX. La lingère et les moustachus (extrait)par Michèle Perret « D'ocre et de cendres »,« Nous vivons en ce moment un temps d’horreur où, quand les enfants sortent de l’école, ils butent sur des cadavres, où l’on vient chercher des hommes, la nuit, pour les supplicier, où les tortionnaires ne savent plus qu’inventer, où l’on éventre les femmes, où l’on fracasse la tête des bébés, où l’on se fusille entre partisans de la même cause, où les mouvements de foule se terminent par des massacres, où l’on incendie ce qu’on ne veut pas laisser aux autres, où l’on noie les vifs et où l’on émascule les morts… Un temps de braises et de cendres où la mort est joie, où la haine est joie, où la destruction est joie.Mais elle, elle est partie ailleurs, elle n’y comprend plus rien...Rabougrie dans son fauteuil, elle croit qu’elle lit, alors qu’elle laisse juste ses yeux errer sur les pages : « Je lis un livre par jour, me dit-elle, mais je ne retiens plus rien ». En fait, je pense qu’elle ne lit plus, qu’elle regarde seulement les mots.La fenêtre est ouverte, et à chaque explosion, elle applaudit comme une petite fille, elle croit que ce sont des feux d’artifice et se plaint de ne pas voir les fusées. Elle ne sait plus combien de chambres il y a dans son appartement, combien elle a eu de sœurs et combien elle a eu de filles ; souvent, elle ne sait même plus que je suis sa fille ni que je suis veuve. Dans ces moments-là, elle m’appelle madame et me croit en visite : « Vous attendez que votre mari vienne vous chercher, madame ? »Le soir, quand elle part se coucher, si elle éteint la lumière du living, elle perd son chemin, elle erre dans l’obscurité et j’entends sa voix angoissée d’enfant dans le noir qui m’appelle, par mon nom cette fois-ci : « Ginette ! Ginette !» et je la trouve, toute petite vieille terrorisée, comme un oisillon tombé du nid, le plus souvent au seuil de sa chambre.Elle ne mange plus rien, sauf des compotes et certains fruits. Parfois, je lui fais prendre quelques cuillérées de crème Mont Blanc bien glacée, et si je ne lui dis quand même pas « Une cuillérée pour papa, une cuillérée pour maman » c’est tout comme : « Tiens, mange ! Hum, c’est bon ! Encore une cuillérée pour me faire plaisir !» Elle ouvre le bec par réflexe et puis, quand elle n’a plus faim, elle dégurgite comme un nourrisson. Je lui essuie la bouche avec un gant humide. Que puis-je faire d’autre?Elle me rend folle, à taper sans fin sur une casserole, sans rythme ni raison, juste pour le plaisir enfantin de faire du bruit, car que comprend-elle à ces manifestations bruyantes qu’elle entend ?Elle ne sait plus qui est vivant ni qui est mort. Elle parle longuement à sa sœur Marinette, et quand elle demande pourquoi elle ne la voit plus ces temps-ci, si on lui dit qu’elle est morte il y a bien quinze ans, elle se met à pleurer de tout son cœur et elle me dit, plus tard dans la soirée : « Vous savez, madame, j’ai eu une très mauvaise journée : aujourd’hui, j’ai appris la mort de ma sœur ». Mais d’autres fois elle l’appelle comme si elle la voyait…A Propos de « Terre du Vent », de Michèle PerretChapitre après chapitre, comme on feuillette un vieil et cher album rempli de photos précieuses, on s'attarde sur les mots qui font naître les images... on sent éclore une source, monter une émotion, et on n'a surtout pas envie de terminer le livre... et puis là, la dernière page tournée, une pluie sur le visage si douce, une caresse qui arrive de si loin, du pays mystérieux de l'enfance, dans le berceau de l'inconscience qui prend là ses racines souterraines et aériennes, de lumière et de vent, de terre et de légendes, de vieilles peurs et d'espérance...Au-delà de ces nimbes où l’esprit frissonne, en filigrane, c’est tout un monde, du temps de la colonisation, comme on dit aujourd’hui, qui se met en branle sous nos yeux de lecteurs imaginatifs. Une période qui couvre les années de la guerre mondiale : 1939 – 1945. L’orage dévaste l’Europe mais gronde aussi au Maghreb. Et sous ce ciel trop bleu qui musèle encore la tourmente, Choune s’éveille au bonheur de vivre, de ressentir, toute pétrie de cette terre qui ne laisse aucun de ses enfants indemnes, mais une empreinte de feu dans les âmes. |