De la configuration géo climatique au paysage
Gil Jouanard
Que la combinaison de la géologie et du climat, données purement objectives, puisse produire un phénomène susceptible de se décliner sous la forme purement subjective de paysage, et venir de la sorte émarger au registre de l’esthétique, c’est un prodige, au demeurant d’ordre purement mental, qui ne cessera d’étonner, tout en le nimbant et l’exhaussant de subtil ravissement, l’esprit attaché au sens des mots et à leur implication culturelle.
En effet, quoi de plus dépourvu de beauté « en soi » que cette combinaison entre physique et chimie qui produit les roches, les plantes, et que cette incidence climatique et météorologique qui contribue si puissamment à la création et à la structuration du relief ?
Un géographe vous décrira ainsi the landscape, die Landschaft, il paesaggio en termes si pragmatiquement scientifiques que l’irruption du lexique pictural, photographique ou textuel (voire musical, puisque le paysage fait l’objet d’une grande quantité de pièces musicales illustres) viendra le transfigurer et le faire changer de niveau de perception dans la tête encombrée de références du regardeur, aussi inculte soit-il (encore qu’un peu de culture ne fera jamais de mal à son imaginaire).
Contempler un paysage sera toujours plus émouvant et porteur de sens que considérer une configuration géo-climatique, et nul ne s’inquiètera de savoir si le Mont Chauve, de nuit comme de jour, est de nature cristalline ou d’origine calcaire ou si les méandres serpentins de la forêt de Brocéliande sont de structure karstiques ou de constitution gréseuse.
Les mots qui viendront aux lèvres du Promeneur au-dessus de la mer de nuages, contemplant la chaîne montagneuse du Harzgebirge ou de celui qui fait halte sur le rebord supérieur des falaises de Rüggen ne seront pas ceux d’un géographe ou d’un géologue, s’appelât-il Humboldt. Il dira simplement : « Wie schön ! », ou « Wunderbar ! ». Et on l’accompagnera volontiers dans ce mouvement d’enthousiasme esthétique et, n’hésitons pas à le dire, « poétique ».
Pourtant Vidal-Lablache, illustre géographe, que ses études en classe de rhétorique (où il apprit par cœur des vers entiers de Virgile) n’empêchèrent pas de voir les choses telles qu’elles sont objectivement (sinon la géographie irait à vau-l’eau, et où cela s’arrêterait-il ?), ne manquait ni de vocabulaire emphatique ni sans doute de sensibilité aux belles choses.
Mais, objectivité professionnelle oblige, s’il pouvait dire par exemple : « Ah, voilà un bel exemple de diaclase », il ne donnait pas à ce qualificatif, « belle », la connotation esthétique que l’on sait ; il voulait la signaler comme exemplaire, comme diaclase parfaitement repérable et descriptible, désignable en tant que telle, archétypale en quelque sorte.
Le poète en fera la fissure dans le visible donnant sur l’invisible où le dragon tient sa flamme en réserve, dans l’attente de Siegfried ou de Saint-Georges. Ou le sournois interstice amphibie par lequel se glissera la Vouivre fatale à Lusignan.
Mais bien entendu les agents du tourisme international ne se poseront aucune de ces questions et appelleront simplement « paysage » un endroit typique ou pittoresque, méritant que nous fassions un détour et que nous jetions un coup d’œil. C’est ainsi que le cirque de Navacelles, par exemple, offre au regard un « paysage » caractéristique et spectaculaire, qui mérite un moment d’arrêt, de contemplation bavarde et un cliché numérisé. Pas bégueules ni très conscients de la teneur sémantique des mots, ils ne tranchent jamais entre le géographe et le poète. Tout ce qui va dans le sens de l’Office du Tourisme du département de l’Aveyron et de l’équipe éditoriale du guide Michelin est bon à prendre.
A very nice landscape, indeed, those Navacelles’ circle !
G.J