"Sheridan Square" de Stéphane Héaume, une symphonie en clair-obscur
"Sheridan Square » de Stéphane Héaume,
une symphonie en clair-obscur"
« Lorsque je vis s'éloigner sa silhouette noire dans la brume du Park, en cette fin d'après-midi d'hiver, je compris que c'en était fini de la vie paisible : il marchait devant moi, lentement, le visage penché vers la neige encore intacte qu'il foulait ; et pourtant je sus que désormais, il serait derrière moi. Toujours ». Cette phrase qui ouvre le nouveau roman de Stéphane Héaume, « Sheridan Square » (Seuil, 2012) est née dans le Gers, lors de sa résidence d’auteur fin 2009 à la Maison des écritures Lombez Midi Pyrénées.
Stéphane Héaume aborde un thème qui lui est cher et sous-jacent dans ces précédentes œuvres, la gémellité, le double, le sosie. Son premier roman, « Le Clos Lothar » (Zulma) a obtenu le prix du jury Jean-Giono 2002 et le prix Emmanuel-Roblès 2003. Ont suivi "Orkhidos", "Le Fou de Printzberg", « le contemplateur » et « La nuit de Fort-Haggar », des romans où il a su imposer un univers onirique et décalé, baroque et enchanteur, introduit par une phrase musicale, car Stéphane Héaume écrit aussi des livrets pour la musique en collaboration avec des compositeurs.
« Avec mes héros, dit-il, on suit le fil ténu entre le rêve et la réalité. Surfer au bord du fantastique tout en restant réaliste. Cela permet au lecteur de suivre cette magie, un enchantement qui passe par le charme entre le rêve et ce qui se conçoit. » Le roman est alors comme un songe et surtout une fantaisie : « Je veux prendre le lecteur par l’épaule ». Ainsi donc ni lieu ni temps pour laisser vacant l’espace imaginaire dans lequel le lecteur va se nicher. Mais ce 6e roman marque une rupture avec ce parti pris d’intemporalité et d’espace zéro. En effet l’histoire de « Sheridan Square » se déroule à notre époque, à New York ou Stéphane Héaume lui-même a longtemps vécu, et relate la chute sociale d’un homme, mécène du Metropolitan Opera à qui tout réussi mais qui se trouve englué dans des relations étranges. Pour tenter de s’en sortir, il va créer un « double » qui le représentera dans la vie new yorkaise.
C'est en virtuose qu'il entraîne le lecteur dans les dédales d’un Manhattan décadent, aux night clubs branchés, tout de brume et de pénombre, images gelées, silhouettes emplies de mystère, à l’instar du héros, dans sa dérive, nous ouvre les coulisses secrètes du Metropolitan Opera, lieu familier à l’auteur qui eut le privilège d’y jouir d’une entrée libre pendant deux ans. En effet, Stéphane Héaume est un « fou d’opéra » d’où son goût pour ces univers électifs, oscillant entre ombre et lumière, coulisses et devant de scène. Dualité de l’être, pulsions obscures et attraits de l’innocence. L’un des personnages féminins ne s’appelle-t-elle pas Blanche ? Elle est la ligne mélodique, l’étoile que l’on ne peut étreindre, de cette sombre histoire où l’amour inconditionnel fait feu de la différence des sexes. L’autre femme qui fait miroir, Emilie, prénom de l’héroïne de l’Affaire Makropoulos (l’œuvre de Janaćek) qui sous-tend "Sheridan Square", a pour destin de le sauver mais peut-on sauver Sheridan Grimwood de son naufrage ?
« Sheridan Square », pur roman « héaumien », est un livre où l’ombre ruisselle comme une lumière voilée. Le regard glisse sur les phrases, s’insinue dans une histoire dérangeante. L’architecture joue toujours un rôle de premier plan, participe de la construction de l’œuvre, en est la partition subtile, raffinée. On s’enfonce dans le récit par une suite de tableaux, petits joyeux vénéneux, ouvragés avec délicatesse ; un univers de palais et de brumes d'où on ressort comme après une nuit agitée qui nous laisse sous l’emprise de rêves hagards : on ressent des émotions fortes mais les mots nous manquent pour les raconter.
©Mahia Alonso
photo Hermace Triay