Vue d'ailleurs, l'Europe fait peur !
Par Lucie
Pas pour moi non, pour vous.
Moi j'y ai renoncé, les Lumières, la paix, l'extraordinaire couverture sociale dont on jouit en France, en Europe en général et en France plus particulièrement. La Paix et l'Humanisme, l'Europe et la France.
Oui, mais voilà le reste du monde n'a pas notre histoire; une lente et laborieuse élévation vers la tolérance, l'antimilitarisme, la justice sociale, la justice tout court, le droit d'avoir un toit sur la tête, de manger, d'être en sécurité...
Je vous vois venir, certains d'entre vous au moins: "Un toit sur la tête? Manger? T'as vu les sdf?!! Ces familles qui vont à la soupe populaire?!!! En sécurité?!!! Et ces mecs qui se font tabasser parce qu'ils sont homos? Ce juif qui s'est fait torturer parce qu'il était juif?" Oui, j'ai vu aussi. Justement!
En Europe, en France, on s'indigne pour reprendre un mot à la mode. Et on agit! les flics cherchent et souvent trouvent les auteurs d'un crime homophobe. Une écrasante majorité des Français condamnent de tels actes, légalement l'homophobie et le racisme sont même des facteurs aggravants. Et c'est très bien. On a raison! Malheureusement, nous avons raison contre le reste du monde. Essayez d'aller voir un flic égyptien, un de ceux qu'on a vu manifester, en uniforme, avec les manifestants anti Moubarak et de porter plainte parce que votre fils est à l'hôpital dans le coma après s'être fait rouer de coup parce qu'on (on...) soupçonne qu'il est homosexuel? Essayez, avec le même flic de porter plainte parce que votre fille s'est faite violée dans une rue du Caire?
- Mais votre fille elle était habillée comment?
- Elle portait le hidjab!
- Elle avait qu'à pas marcher dans la rue!
Vous pensez que je force le trait? Même pas!
Et de ce flic égyptien épris de liberté, on revient à vous, et à moi.
Nous qui vivons (et moi qui vivait) dans une paix institutionnalisée, ancrée en nous par des décennies de construction européenne, elle même le produit de deux guerres monstrueuses.
Bien au-delà du "politiquement correct" nous sommes devenus des "eurofags" selon ceux que l'on considère en France comme étant des crétins de droite dure (pas de causalité entre les deux, on peut être intelligent et d'extrême droite), ou des idiots utiles pour des gens plus au centre, ou des humanistes qui n'ont pas les moyens de leurs ambitions pour les progressistes qui ne vivent pas dans nos contrées.
Et nous voilà au coeur du problème: nos ambitions! Que veut-on réellement? Deux possibilités:
1) Nous voulons vivre dans notre îlot de liberté, de tolérance et de confort, et le reste du monde peut bien crever.
C'est possible à condition de faire comme les anciens européens, les anciens britanniques notamment - anciens voulant dire anté 45 - ceux qui ont maîtrisé 90% des terres émergées et 70% de la population mondiale.
On devient tous des Churchill, le chantre de la liberté et de la démocratie en Europe, mais qui recommandait personnellement (documents signés de sa main) d'utiliser des gaz de combat, soit des armes chimiques, pour mater les tribus du nord de l'Irak aka les kurdes.
Eh non, Sadam ne fut pas le premier!
Trois problèmes majeurs se posent alors : l'Humanisme ancré en nous, l'empathie (foutue empathie!), et CNN, Al Jazeera et twitter.
2) Nous voulons que le monde entier puisse jouir des mêmes droits que nous. Et là ça se complique, franchement la première solution est plus simple.
Premier problème, arrêter l'ethnocentrisme: si l'humain est biologiquement identique partout il est culturellement formé. Or la démocratie, la tolérance et le pacifisme sont éminemment culturels.
Mais, l'ethnocentrisme ça part d'un bon sentiment souvent, c'est ça le piège; une démo vite fait?
- Regarde ces égyptiens, cultivés, porteurs d'une civilisation plusieurs fois millénaire, ils veulent la Liberté, ils l'ont même écrit sur leurs pancartes ! (mon interlocuteur est plus bête que nature c'est clair), et moi de répondre
- Liberté, mot français, étymologie, acceptions différentes selon les époques, construit linguistiquement en corrélation avec une langue, un système, et une culture elle aussi très ancienne qui n'est pas celle de l'Egypte.
Deuxième problème; définir ce que recouvre, pour nous, le mot liberté. Avant le mot démocratie. Pour moi, pour beaucoup d'européens j'espère, la liberté c'est de faire ce que l'on veut entre adultes consentants, ou en tout cas sans léser un ou des autres. Trop facile! Vraiment? Pour la majorité du reste du monde, pour la moitié masculine du reste du monde devrais-je dire, celle qui compte, la liberté ne comporte pas cette composante de retenue; la liberté c'est ce que je peux faire, point barre :
- Quoi?!! La police peut venir m'arrêter parce que je bats ma femme comme plâtre?!! C'est une inacceptable limitation de ma liberté de chef de famille!!!
Cette liberté doit donc être définie avant la démocratie car si une majorité décide que tous les homosexuels doivent être tués, rééduqués ou bannis dans le désert, on a bien une démocratie, mais pas celle que nous les européens défendons.
Et nous voilà au coeur du coeur du problème; la défense. Soit on pense sincèrement que notre vision des relations humaines et des pactes sociaux relève du "droit de l'hommisme" et on choisit la première solution, la solution simple et binaire. Soit on pense que nous avons raison contre le reste du monde et l’on se défend (je n’ai pas dis on attaque).
En tant qu'Européens humanistes et pacifistes comment faisons-nous cela en restant ce que nous sommes? Où plaçons-nous la ligne au-delà de laquelle nous estimons que les valeurs dont nous sommes porteurs sont mises en danger?
Dans un monde aussi rétréci, les évènements de Tunisie et d'Egypte ou de Syrie ont un effet direct sur l'Europe. Et les commentaires, ici mais aussi ailleurs, me font peur. Quand j'entends ou que je lis que : si après tout les frères musulmans sont démocratiquement élus en Egypte, parce que c'est démocratique c'est bien, je me dis que ces valeurs européennes ne survivront pas 10 ans de plus.
Je me dis que notre instinct de préservation individuel et culturel (si cet éditorial n'était pas suffisamment clair je le dis maintenant : je suis persuadée que nos valeurs sont les meilleures), est trop atténué dans un monde où la loi du plus fort est la première des lois.
Je parle de l'Egypte parce que c'est d'actualité (attendez un peu que je vous parle du déclin américain et de la Chine), et des frères musulmans parce que les réactions que j'ai pu lire me semblent révélatrices. Les valeurs des frères musulmans vont essentiellement à l'encontre des valeurs fondamentales de l'Europe post 1945. Alors, quand vous entendez ou lisez un commentaire sur l'islamisme politique modéré qui serait une voie d'émancipation posez-vous trois questions:
- Quelle émancipation?
- Suis-je prêt à me battre intellectuellement et verbalement, et si besoin physiquement pour la liberté telle que nous l'avons définie en Europe?
- Et enfin qui me parle? Un idiot utile ou un être dont l'agenda politique (politique au sens noble et premier du terme) est en contradiction avec le mien?
En fait, j'ai peur pour moi aussi, parce que si nous, les Européens modernes, ne pouvons défendre nos valeurs humanistes et pacifistes dans un monde bien plus violent que le nôtre (pacifisme, défense, violence? Bah! la vie est faite de contradictions!), alors mes enfants ne pourront jamais choisir de vivre dans un monde, même petit, même réduit à l'Europe, où liberté, tolérance et dialogue ne sont pas de vains mots.