L'Egypte peut devenir État défaillant
L'Analyse de Ron Ben Yshai,
commentateur politique du quotidien israélien
Yediot Aharonot :
«La chaotique Égypte n'a pas besoin de l'appel d'Obama à un dialogue politique, mais d'une aide étrangère massive ; toute autre action est vouée à l'échec.»
Le vote de défiance de la rue égyptienne envers le régime des Frères musulmans n'augure rien de bon pour les citoyens. Les voisins de l'Égypte devraient se sentir concernés parce que le pays est en voie de devenir un État défaillant.
Même si la crise politique actuelle est résolue et que les manifestants retournent dans leurs foyers, les principaux maux qui ont conduit à la confrontation ne vont pas disparaître:
L'économie égyptienne, qui ne fonctionne que partiellement, est ce qui pousse des millions de jeunes à descendre dans la rue ; parce qu'ils sont au chômage et ne peuvent pas gagner un salaire décent.
L'effondrement des autorités se traduit par l'anarchie dans les villes et dans la péninsule du Sinaï. Elle est également à l'origine du sentiment d'insécurité des citoyens qui se sentent en danger dans les rues de leurs villes.
L'activité politique se déroule sur la rue les réseaux sociaux et la rue dicte l'agenda politique et publique, ainsi que - dans une large mesure - les décisions opérationnelles. Les institutions démocratiques - le Parlement, la présidence et le gouvernement - sont presque hors de propos.
La détresse économique en Égypte, en particulier en ce qui concerne l'emploi des jeunes, n'est pas nouvelle. Ce fut d'ailleurs la principale raison derrière la révolte contre le régime de Moubarak, mais à l'époque il y avait au moins une croissance économique et un approvisionnement régulier en produits de base tels que la farine et l'essence. Aujourd'hui, le régime des Frères musulmans est incapable de fournir un afflux régulier et suffisant de ces produits.
Ce qui est vraiment démoralisant, c'est qu'il ne semble pas y avoir un seul politicien ou un dirigeant de l'armée capable de sauver l'économie égyptienne. Afin de se remettre, l’Égypte a besoin d'une intervention étrangère massive, ainsi que des investissements généreux des Pays du Golfe et des sociétés occidentales avec l'aide du Fonds monétaire international et d'autres institutions mondiales, qui seraient l’exécutif de fait de l'économie égyptienne, présentement rongée par une corruption endémique, jusqu'à ce qu'elle « se refasse une santé ».
Mais l'économie en Europe et aux États-Unis qui commence juste à se redresser n'augure rien de bon pour l'économie égyptienne. Quel investisseur étranger, voire touristique, pourrait dépenser son argent dans un pays où les gens sont volés dans la rue et les femmes sont constamment violées?
La sécurité intérieure et la primauté du droit peuvent être restaurées en Égypte, mais cela exige un régime efficace et déterminé qui aurait large légitimité populaire, ce qui lui permettrait de gouverner d'une main de fer pendant une courte période de temps. Actuellement, il semble que seule l'armée est capable de cela, mais ses dirigeants sont hésitants après ce qui est arrivé au général Tantawi et à ses hommes, alors qu'ils essayaient de prendre la relève de Moubarak mais qui furent chassés sous la pression des Frères musulmans et de la rue.
Depuis lors, les généraux ne sont pas désireux de se lancer en politique et se concentrent à prévenir une guerre civil tout en protégeant les intérêts économiques de l’Égypte. Ils craignent qu'une tentative de passer en force soit contrée par la rue, les privant de la légitimité dont ils ont besoin depuis que la rue et les réseaux sociaux soient devenus le pharaon des temps modernes qui gouverne le pays du Nil.
À la lumière de la situation actuelle, il est clair que l’Égypte est tombé dans un piège dont elle ne peut s'échapper. La crise économique et la menace de la coercition religieuse poussent les jeunes à descendre dans les rues, mais même si de nouvelles élections déposent Morsi et les Frères musulmans, ils peuvent, après une courte période de réorganisation, revenir avec une vigueur renouvelée et retrouver le contrôle de l’Égypte avec les salafistes et des djihadistes. Comment? Avec des manifestations de masse et la violence.
Sauf si l'économie égyptienne connaît un revirement surprenant, elle va devenir un État défaillant, comme la Somalie et l'Afghanistan. L'histoire régionale et mondiale nous a montré que les cauchemars violents des États en faillite affectent aussi les pays voisins. Certains pays, comme l'Iran, exploitent le manque de gouvernance dans les États défaillants et y mettent en place des groupes terroristes qui opèrent en leur nom. C'est ce qui s'est passé au Yémen, par exemple.
Les groupes terroristes islamistes prospèrent dans des zones où il n'y a pas de gouvernance. Le trafic de drogue et la piraterie sont également monnaie courante en l'absence d'un gouvernement central.
Le chaos réduit la possibilité - qui existe toujours - que l'armée égyptienne rentre guerre contre Israël. Au contraire, il augmente la motivation chez les gradés de l'armée de l’Égypte de préserver le traité de paix avec Israël. Mais malgré cet avantage, la situation actuelle présente un certain nombre de grands inconvénients, qui, pour la plupart, ne vont probablement faire que croître avec le temps.
Tout d'abord, une situation dans laquelle la rue dicte la politique gouvernementale est très dangereuse et transforme l’Égypte en un pays volage dont les réponses sont imprévisibles. Aujourd'hui, les masses de la place Tahrir scandent des slogans contre le Hamas, mais demain, alors qu'Israël agit pour diminuer les tirs de roquettes provenant de Gaza, ils peuvent exiger que l'armée entre dans le Sinaï pour sauver les «frères palestiniens». L’Égypte appartient actuellement au camp occidental, principalement parce que les États-Unis sont le seul pays qui lui fournit une aide militaire et financière.
Les chefs de l'armée de l’Égypte sont fidèles à Washington. Mais demain les ayatollahs de Téhéran peuvent offrir les milliards qui manquent à un régime désespéré pour subventionner le prix du pain. Dans cette situation, les généraux et les dignitaires religieux sunnites de l'université Al-Azhar seraient confrontés à un dilemme difficile.
L'appel du président Obama pour résoudre la crise par la négociation politique est révélatrice de l'incapacité de son pays à aider un allié important du Moyen-Orient. Il y a deux ans, le même Obama s'est précipité pour aider à faire tomber le régime de Moubarak, répressif mais qui fonctionnait.
L’Égypte a besoin d'une assistance financière et administrative massive, similaire à l'assistance offerte à l'Europe dans le cadre du Plan Marshall après la Seconde Guerre mondiale. Tout autre chose est vouée à l'échec, échec qui se fera sentir sur tous les voisins du pays du Nil.
Ron Ben Yshai
Parution du 2 juillet 2013
Traduction NNN -