Lettre aux élèves de 6e I du Collège Pablo Casals de je ne sais plus quelle petite ville du sud…
Les grands rangements que j'ai fini par commencer de m'imposer (depuis dix ans que ma jolie mais ferme compagne m'en supplie tantôt et tantôt l'exige sous la menace de me laisser seul dans mon capharnaüm), outre l'avantage qu'ils présentent de voir se dégager mon horizon et se ré-éclairer certaines zones de mon bureau progressivement devenues inaccessibles à tout rayon de clarté incident, offrent celui, inestimable, de faire resurgir des textes dont j'avais oublié jusqu'à l'existence, notamment des lettres d'amis et de lecteurs.
Parmi celles-ci, j'ai l'heureuse surprise de découvrir la copie (je n'en fais jamais, mais sans doute était-ce là le brouillon d'une lettre que je dactylographiai avant de l'expédier) d'une missive que j'adressai, je ne sais plus quand ni en quelle ville du Languedoc ou du Roussillon, aux élèves d'une classe qui m'avaient, semble-t-il, demandé de leur écrire un poème à la suite de la visite que je leur rendis.
Si j'ai oublié les circonstances précises de cette rencontre, ce que je leur écrivis en guise de poème me paraît représentatif du genre de discours que je tenais alors, lorsque l'occasion m'était offerte de « parler de poésie » à des enfants ou à des adolescents.
Lisons, écoutons :
Chers élèves de Sixième Un du Collège Pablo Casals,
Je vous écris comme promis du train qui, très tôt ce matin, me conduit à Bordeaux où je vais parler d'un poète dont vous ne connaissez sûrement pas le nom, Georges Perros.
Un nom que vous connaissez bien en revanche, c'est celui de Pablo Casals. Quelqu'un a eu la bonne idée, dans un ministère ou au sein d'une commission du Conseil Général de votre département, de l'attribuer comme nom de baptême à votre collège. C'est une chance et un privilège qu'on vous a accordés, car vous auriez pu, comme bien d'autres, voir votre établissement affublé du nom d'un général dont la gloire repose sur la quantité de morts qu'il s'est autorisé à faire en toute impunité, ou par celui d'un ministre plus ou moins douteux, parvenu à force d'obstination, et d'intrigues si besoin était, au rang de notabilité, puis d'autorité d'un rang supérieur.
Vous avez donc eu beaucoup de chance car le nom de Pablo Casals est de ceux qui font rêver, peut-être pas encore vous-mêmes, mais tous ceux qui ont eu le bonheur de l'entendre tirer de son violoncelle, parfois en renâclant un peu et en soufflant aussi fort que la musique parce que le génie exige de grands efforts de la part de celui qui s'emploie à la manifester ou à l'interpréter. Ceux qui l'ont entendu aligner avec gravité les notes qui constituent les suites pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach ou celle de la partie du premier violoncelle dans le quintette de Franz Schubert, ceux-là savent l'honneur qu'on vous a fait en plaçant votre scolarité sous l'égide de ce virtuose aussi humble que talentueux. Ils vous ont ainsi mis sous la protection, ou plutôt sous l'effet stimulant, de cette musique véritablement libératrice, dont vous ne pourrez sortir que grandis, augmentés, transformés.
C'est cela que j'avais envie de vous dire, en vous répétant combien j'ai été heureux de vous rencontrer, c'est-à-dire de vous voir, de vous écouter, et d'apprendre ainsi à vous connaître un peu, même si c'est surtout vous qui m'avez questionné et moi qui vous ai parlé.
La poésie, cette chose bien vague à propos de laquelle on m'avait demandé de vous entretenir, c'est en fait un peu pareil à la musique : on ne sait trop qu'en dire. C'est bien sûr l'art de la langue, de la même façon que la musique est l'art des sons. Mais c'est aussi autre chose. C'est une façon de regarder le monde, de l'entendre, et même en quelque sorte de le toucher et de le respirer. C'est une manière d'être dans le monde, au lieu de le considérer de l'extérieur, comme on nous apprend à le faire, sans doute dans l'intention de le dominer et de l'assujettir. D'en faire notre esclave, si vous voulez. La poésie n'est pas une façon de fuir le réel et de s'évader dans le rêve ; c'est exactement l'inverse : une façon de vivre encore plus de réalité. La musique aussi a cet effet. Poésie et musique nous rapatrient vers le monde qui, après avoir été naturellement le nôtre durant notre petite enfance, nous aura été confisqué afin de faciliter notre intégration à cette espèce animale très bizarre qui se flatte un peu en se faisant appeler elle-même « les adultes ».
Vous m'avez demandé de vous écrire et de vous poster un poème. Mais on ne passe pas commande d'un poème ; soit il vient sur ses propres ailes, soit il reste sur sa réserve (comme les Indiens Navajos). En fait, ce poème qui naîtrait de notre rencontre, c'est à vous, à chacun de vous je veux dire et pas « collectivement », de l'écrire, ou de lui donner vie au fond de vous-mêmes, en silence. Car le rôle du poète, ainsi que l'a bien exprimé Paul Eluard, c'est d'éveiller en ses lecteurs le poète qui somnole. Réveillez votre propre poème ; vous verrez comme le monde changera instantanément. Vous ne vous serez pas « évadé », vous vous serez au contraire rapatrié, chez vous, dans la vraie vie. Là où Pablo Casals moud ses notes de musique, qui sont celles de Beethoven, celles de Bach, celles de Schubert, mais aussi les vôtres, celles de tous et, plus encore, celles de chacun.
Ecoutez-le dans le lointain ; il y joue pour vous ; pour moi aussi : et c'est cela notre poème. Je le voudrais aussi beau que le second mouvement, un adagio je crois, du fameux quintette pour deux violoncelles, dans lequel on entend, sur le disque, Pablo Casals souffler avec effort tout en produisant cette musique sublime.
lettre aux élèves de 6e I du Collège Pablo Casals de je ne sais plus quelle petite ville du sud...
« C'ETAIT BIEN MIEUX AUTREFOIS »
(sagesse populaire)
Si le « niveau moyen » du répertoire actuel de la chanson française, disons celui qui encombre nos oreilles depuis une vingtaine d'années, est sans doute le plus bas de tous ceux que connut notre nation et notre culture, surtout si on le compare à celui de cette ère d'euphorie qui alla des années 1920 aux années 1960 (riches d'un nombre extraordinaire de génies de la composition, de la prosodie et de l'interprétation), ce n'est sûrement pas le fait de cette décadence politique et économique qui, en France, ne date pas des années quatre-vingts mais bel et bien de la fin du XIXe siècle et, spécialement, de l'après Grande Guerre (le coup de grâce ayant été porté en 1940), mais celui d'une mauvaise passe, phénomène cyclique (soumis au régime de rythmes extrêmement variables).
On a vu une France dominante, sous le règne européen de Napoléon, incroyablement stérile du point de vue des arts et des lettres, contrairement à ce qu'elle avait été sous un maître tout aussi absolu, Louis XIV, ou sous le règne en trompe l'œil de son successeur immédiat, Louis XV. Elle resplendissait, toujours de ce point de vue, sous François Ier et même, sur cette lancée, jusqu'à Henri IV, alors qu'elle était au fond des oubliettes sous le puissant Louis XI.
Ce n'est donc pas du côté de la puissance qu'il faut chercher l'origine de la stimulation collective ; mais de là à trouver la cause de ces soudaines flambées, celle de ces déclins passagers, il reste beaucoup à faire aux historiens et aux sociologues !
Plus de musique, plus de peinture, plus de théâtre, plus de chansons, un art poétique qui s'effiloche en prenant des airs supérieurs parfaitement grotesques, une littérature dont ne s'extirpe qu'une poignée d'écrivains singuliers, tenus soigneusement éloignés des prix littéraires comme de la gabegie médiatique et de l'euphorie superficielle de lecture ou plutôt d'achat opportuniste (donc finalement des vitrines de la plupart des librairies). Ce serait préoccupant si, d'une part cette sanction n'était pas le reflet de la médiocrité d'une société sans relief, sans envies, sans emportements, falote au dernier degré, et d'autre part le stock d'émotions bouleversantes dont s'enorgueillit notre patrimoine n'autorisait à reporter par compensation notre attention sur d'anciennes flambées de génie, toujours actives sous la cendre.
En relisant Chateaubriand, en se rinçant l'œil sur le chaudron de cuivre somnolant bien tranquillement dans un recoin du musée Jacquemard-André, en écoutant les pièces ludiques et nobles du pourtant petit maître Michel Corrette (dont j'écoute en ce moment sa version, non annoncée comme telle mais que je reconnais, de la subtile Fürstenberg), ou encore les enregistrements de Damia, de Fréhel, de Ferré, de Brassens, du jeune Ferrat entre autres, on en aura pour le restant de nos jours à s'extasier et à s'enthousiasmer (mais aussi à se réjouir de son appartenance à l'espèce humaine).
Je suppose que, vers 1800 ou 1815, chacun devait se dire que c'en était fini de la littérature française, de la peinture, de la musique de ce pays, tout comme l'on pouvait croire aux XVIIe et XVIIIe siècles que notre langue ne produirait plus jamais de poètes. Et puis il y eut le Romantisme, le Symbolisme, Debussy, Ravel, Fauré, une gerbe de peinture et une véritable explosion poétique dont les échos se firent entendre jusqu'autour des années cinquante ou soixante (avec quelques survivants, en tout petit nombre, depuis...).
C'est ainsi, la roue tourne ; mais pas toujours dans le même sens fort heureusement. Et l'on peut à tout moment voir ressurgir cette flambée de désir et d'intuitions qui vous ouvre et vous stimule une époque, quelques années durant. L'important, c'est de ne pas faire de fixation sur le contemporain : s'il est nul, rien ne nous oblige, sous prétexte de « modernité », à l'encenser ou même à le prendre en considération. Je fais partie de ceux qui n'auront pas trop perdu de temps à tenter de s'aligner sur les normes d'une « contemporanéité » sans muscles, sans nerfs, sans âme, et même, c'est un comble pour une époque si férue de concepts, sans cerveau.
Il est vrai que, sans squelette non plus, un corps n'a guère de chance de se structurer vigoureusement. Son adiposité le handicape au point de le faire ressembler à un mollusque. Or si la carapace de la tortue la protège efficacement, la coquille ne sert pas à grand-chose à l'escargot. Il est vrai que l'animal fétiche, le totem si l'on veut, de notre société, c'est l'écureuil, et non pas le léopard ou la baleine.
Montpellier, ce vendredi 10 décembre 2004.