Parler négligemment, c’est dire n’importe quoi, y compris des bêtises
Certaines expressions courantes, dont le sens est clair pour ceux qui les utilisent ainsi que pour ceux qui les entendent prononcer ou les lisent écrits sous la plume de gens respectables, n’en sont pas moins absurdes et mériteraient d’être exclues de l’usage courant.
Aujourd’hui, c’est à celle d’ « enfant naturel » que je voudrais m’en prendre. Non pas du point de vue de la morale et de la compassion, mais de celui de la sémantique.
Qu’est-ce qu’un « enfant naturel », selon l’entendement de l’administration mais aussi de celui de la quasi-totalité des usagers de la langue française (sans préjuger de son éventuelle existence, dans les mêmes termes, dans les autres idiomes inégalement répartis entre les sept milliards d’êtres humains) ? Pas l’ombre d’une hésitation : c’est « un enfant né de parents non mariés ».
La raison peine à suivre le tortueux cheminement qui en vint à donner à l’assemblage de ces deux mots ce sens parfaitement idiot.
Quel qualificatif s’oppose-t-il, en effet, à celui de « naturel » ? Personne n’hésitera à répondre : « artificiel ». Et tous auront donc raison car l’évidence fait loi et consensus.
Ainsi, pour donner naissance à un enfant naturel (c’est-à-dire « propre à la nature » ou « issu de la nature »), il est impératif de l’avoir conçu soit dans le cadre d’une relation adultérine, soit, et plus largement, dans celui d’une relation extraconjugale. Ce qui implique qu’un enfant né à l’issu d’un coït matrimonial (étrangement dit « légitime », comme si l’amour dit « libre » était « illégitime » !) serait artificiel.
Si l’on élargit le champ des implications sémantiques, on en est inévitablement conduit à supposer que la « nature » est illégitime, tandis que la légitimité serait du côté de l’artifice.
Diable ! (Et remarquons cette autre surprenante habitude qui consiste à user de cette interjection pour désigner ce qui surprend, comme si Méphisto ou Lucifer était seul capable d’étonner, tandis que le Bon Dieu et le Petit Jésus nous laisseraient sur notre faim de surprise, autant dire dans l’ennui mortel), diable, donc, c’est alors l’axe de notre légitimité sociale, morale, mentale même, qui basculerait. La nature est donc fautive et seul l’artifice sait la corriger ou la légitimer.
Le comble, c’est que cette conclusion totalement idiote assume une part non négligeable de vérité. Car enfin la nature, qui inclut celle de l’animal et donc notamment de l’Homo Sapiens-Sapiens, ignore la morale : elle ne connaît que les lois difficilement répressibles que lui ont originellement édictées la Chimie et la Physique, ces deux complices parfaitement immoraux, athées, intransigeants et laxistes à la fois.
L’enfant naturel est par conséquent celui qui naquit d’un coït extra-matrimonial, mais selon les lois spécifiques et intransgressibles de la nature. Il est né d’une relation naturelle, au mépris de toute contrainte socio-confessionnelle et, pour finir (par voie de logique induction) bourgeoise.
Ainsi l’enfant « légitime » est-il plus exactement un enfant issu d’une contrainte librement consentie.
Qu’en dirait l’ « esprit des lumières », ce grand consommateur de lois naturelles et cet impeccable ennemi de l’hypocrisie sociale (dont la religion a toujours servi de maître étalon, qu’on déposerait sans hésiter au pavillon de Sèvres si elle était en platine iridié) ?
Il n’en dirait rien, l’ « esprit des Lumières » car cela fait environ trois cents ans qu’il est revenu de ses illusions. Mais comment s’en étonner quand on appelle « démocratie » ce qui résulte du mixage redondant, et assez minable, entre marchandage, compromis et démagogie ?
Car la démocratie ne saurait exister sans, en préalable, l’accession de tous à la clairvoyance, à la connaissance, à la liberté de pensée, d’expression et de choix. Si soixante-cinq millions de « citoyens français » étaient aptes à exercer le soixante cinq millionième du pouvoir (non sur autrui mais sur lui-même), alors, tous les enfants seraient naturels. Ce qui impliquerait trop de changements de perspective pour qu’on puisse oser en rêver.
Gil Jouanard