Mêler un exercice de calcul au déchiffrage du français en travaillant, dans le même temps, prononciation et phonétique : c’est le pari pédagogique que s’est lancé, ce mercredi de juin, Sylvain Belart. Dans sa classe, inaugurée il y a cinq semaines derrière les grilles du centre d’accueil Jules-Ferry, jouxtant la « jungle » de Calais, ont pris place cet après-midi sept adolescents, des « mineurs isolés étrangers », selon l’expression consacrée. « On les voit peu le matin, glisse l’enseignant. Pour beaucoup d’entre eux, les nuits sont occupées à tenter de passer en Angleterre ; alors souvent, jusqu’à midi, ils dorment… »Et pourtant, assis sur des bancs un peu trop grands pour eux, levant le doigt à chaque occasion, ils n’ont plus rien de jeunes clandestins. Comme s’ils s’étaient délestés, ici, du poids de leur quotidien. Tous témoignent de la même soif d’apprendre les rudiments d’une langue qui n’est pas la leur… ou plutôt de deux langues : dans la petite pièce aux allures de bunker, à la gauche du professeur, trois adolescents soudanais réclament « du français ». A sa droite, deux Iraniens et deux Afghans voudraient, eux, « de l’anglais ». Tamin, 16 ans, bombe le torse, affichant fièrement le slogan « I love UK » sur son tee-shirt.« Good luck »Pour Sylvain Belart, l’arbitrage est serré. « On peut apprendre la langue autrement, pas comme si vous étiez de petits enfants », explique-t-il. Sur la feuille A4 qu’il leur distribue, une drôle d’opération : « NUIT + LUNE = CLAIR ». Un casse-tête non dénué de poésie que ces jeunes doivent résoudre en remplaçant chaque lettre par un chiffre. Kian, 16 ans, trépigne d’excitation, sûr d’avoir trouvé la solution, puis hésite, rature un zéro, ajoute une retenue… Au terme de la séance d’une heure et demie, l’exercice et sa correction sont renvoyés au lendemain. « On verra si je suis toujours là », lâche Kian dans un sourire, tandis que ses camarades, Ahmed, Jamshid, Jawad…, lui soufflent un « good luck » à voix basse.
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« La frontière entre réfugiés et migrants est poreuse » « C’est un exercice que je proposais jusqu’à présent à mes CM2 », reprend Sylvain Belart, une fois l’émotion dissipée. L’enseignant chevronné a quitté sa « classe lambda » à quelques kilomètres du campement pour finir l’année au plus près de cette « jungle » où, selon les estimations, jusqu’à un demi-millier de mineurs s’entassent. Des jeunes privés, entre autres droits, de celui d’être scolarisés alors que beaucoup en ont l’âge obligatoire – de 6 à 16 ans.Pour pallier ce manquement de l’Etat, la ministre de l’éducation avait promis d’affecter deux postes d’enseignants dans cette zone de non-droit. On les avait imaginés venant renforcer l’équipe de bénévoles de l’école laïque du Chemin des dunes qui, depuis un an, réussit le tour de force de proposer, six jours sur sept, aux jeunes et aux moins jeunes vivotant dans la lande de Calais un lieu de rencontres autant que d’apprentissage. Mais non : c’est dans la partie « officielle » du camp gérée par l’association La Vie active, où femmes et enfants (une quarantaine de mineurs) ont trouvé refuge, que les deux classes ont finalement vu le jour.
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Calais : la CNCDH demande de nouveau la dénonciation des accords du Touquet « Les structures, celle de la “jungle” et celle du centre Jules-Ferry, sont complémentaires », fait valoir l’inspectrice Christine Salvary. Et pourtant, on imagine mal dans la pratique, au regard des grillages et des postes de sécurité qui les séparent, comment des enfants peuvent facilement passer de l’une à l’autre. « Deux éducateurs veillent à accompagner jusqu’ici quelques-uns des 220 mineurs mis à l’abri dans le CAP [le centre d’accueil provisoire], mais, pour ceux restés dans la jungle, il n’y a pas de passerelle », reconnaît Stéphane Duval, président de La Vie active. « Il nous faut encore un peu de temps pour nous roder », confirme Sylvain Belart. A ses côtés, Constance Calais acquiesce. Cette ex-professeure en institut medico-éducatif prend en charge, dans la seconde classe, les enfants les plus jeunes, érythréens, syriens, afghans… « Face à ces petits dont les progrès sont spectaculaires, j’ai le sentiment d’avoir trouvé chaussure à mon pied, explique-t-elle. Une chaussure sans pointure ! » Autrement dit, un dispositif amené à évoluer au jour le jour : prévu pour quarante élèves, il fonctionne autour d’un « noyau » d’une douzaine d’enfants auxquels viennent se greffer, chaque matin, « les nouveaux ».« Forme de normalité »Déjà habitués, pour certains d’entre eux, à jongler avec trois ou quatre langues apprises sur le chemin de l’exil – turc, farci, grec… –, c’est sans difficulté qu’ils s’ouvrent au français. Il faut dire que le duo d’enseignantsa su les apprivoiser, en misant sur la musique, les jeux, les mimes… Une pédagogie active qui se joue des frontières. « La priorité est donnée au langage pour qu’ils deviennent autonomes, relève Constance Calais. Mais soyons réalistes : leur apporter un peu de bien-être et d’épanouissement, c’est déjà beaucoup. »Face aux besoins, face, aussi, à l’inconnu du lendemain, Constance comme Sylvain assument de prendre « libertés et initiatives » avec les méthodes, les horaires, les programmes de l’école… Car d’école, en réalité, il n’est pas vraiment question : si les mamans croisées dans le camp parlent de « school », le rectorat de Lille évoque un dispositif d’accueil et d’enseignement (DAE), une prise en charge « transitoire et adaptée à la situation migratoire calaisienne ».Reste à savoir où peut mener cette « transition ». Vers une école ordinaire ? Personne, ici, ne semble miser dessus. Vers des classes spécialisées, ces « unités pédagogiques pour élèves allophones nouvellement arrivés » (UPE2A) dont Mme Vallaud-Belkacem avait vanté les capacités d’accueil au début de la crise des migrants ? On ne s’interdit pas d’y croire. Vers une école britannique ? C’est ce que semblent espérer la plupart des familles. « En attendant, elles retrouvent ici une forme de normalité », souligne l’inspectrice.
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Accueil des réfugiés : des maires s’engagent « Ce type d’accueil ne peut être que provisoire, reprendStéphane Duval. Peut-être faudra-t-il à la rentrée un troisième enseignant… ou pas. On n’a pas de visibilité. » Les deux professeurs à peine nommés se projettent, eux, sur au moins une année, « sans trop s’interroger sur le parcours, le futur de ces jeunes, mais en se concentrant, comme avec n’importe quelle classe, sur le moment présent », conclut Constance Calais. Un ancrage à hauteur d’enfant.


15 heures, l’école est finie. Le dispositif de scolarisation inauguré au centre Jules-Ferry de Calais est ouvert aux enfants et adolescents de 6 à 16 ans – l’âge, en France, de la scolarité obligatoire. Quelques plus petits s’y présentent aussi. « C’est une demande des mères, explique l’inspectrice Christine Salvary. Etre à l’école, c’est retrouver une forme de normalité. Les mamans en tirent une vraie fierté. »
Lucie Pastureau pour Le Monde"
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