Attention les yeux : ceci n'est pas un billet doux
(à ne lire que par les oreilles averties, puisque, selon Paul Claudel, l'œil écoute)
Je ne sais pas pour vous, chères lectrices et chers lecteurs, qui réagissez si peu aux éditoriaux, chroniques, billets et articles publiés dans nananews (et témoignant de points de vue généralement atypiques, voire à contre-courant du consensus mou), mais en ce qui me concerne, moi qui fais partie de ceux qui n'ont jamais hésité à s'exprimer, j'use sans réserve de la faculté qui nous est offerte, ici, de sortir des sentiers battus et de négliger l'usage de cette langue de bois, généralement bien-pensante, dont nous submerge la si fluctuante « idéologie dominante » (ainsi que la désignaient naguère mes amis d'obédience marxistes, dont l'indiscutable sincérité me stupéfiait quand elle ne me faisait pas carrément bidonner).
Alors, ce préalable provocateur ayant été posé à dessein (celui de vous voir enfin passer au stade de l'activation de votre propre tachtche), venons-en à mon hebdomadaire rafting à contre-courant des idées reçues, et notamment à ma mise en question d'expressions communément utilisées sans trop savoir ce qu'elles recouvrent.
Peu d'entre vous auront évité de qualifier, un jour ou l'autre, les déconcertantes réactions ou abruptes interventions des enfants, d' « enfantillage ». Me pardonnerez-vous si je vous taxe à la fois d'immaturité et de perte de mémoire ?
Qu'est-ce qu'un « enfantillage » ? Selon la vox populi, ce serait une marque, généralement orale, de candeur, qui ferait tenir par l'enfant de naïfs propos, témoignages de la minceur de son vécu terrestre et social. Qui amuserait le cas échéant, mais ne saurait être prise au sérieux, l'enfant étant censé tout ignorer, ou presque, de la vie.
Je doute pourtant que vous ayez été, entre, mettons, quatre et huit ans, si peu vivants, si peu attentifs, d'esprit si peu critique, et si peu abasourdis du constat que vous eussiez dû faire de l'ineptie et de l'immaturité des propos tenus par les adultes, que vous en fussiez venus sans réticence à céder à la pression qui tend à vous transformer méthodiquement en vieillards précoces, définitivement sourds aux pulsions et aux sollicitations de votre nature sérieusement joueuse de Primates déniaisés dès l'âge de quelques mois.
Pardonnez-moi de me prendre, non comme exemple, mais comme cas d'espèce ou sujet d'investigation, allez, mettons, animal de laboratoire expérimental.
Je me vois donc, haut comme deux pommes, puis comme trois et enfin trois et demi, découvrant à la faveur de séquences homéopathiques, à la fois, la vie, les choses, les gens, le monde. Je suis là, accroupi dans un carré d'herbe sis à environs trois mètres de la porte vitrée de l'appartement où un couple de lumpen prolétaires issus du magma hercynien lozéro-ardéchois m'a, une poignée ou deux de mois auparavant, condamné à la vie terrestre.
Avec les fourmis, les hannetons, les abeilles, les papillons, pas de problème. Ce n'est pas qu'on s'entend spécialement bien, mais eux m'ignorent (non par mépris ou dédain, mais ma taille, quoique dérisoire aux yeux de la parentèle, leur est inaccessible et sans doute imperceptible). Quant aux ainsi nommés « adultes », ils sont partagés entre la prévenance instinctive ou moralement acquise et l'ignorance totale, l'incuriosité manifeste, vis-à-vis de cet embryon d'ego virtuel qui me constitue encore modestement.
Il ne m'aura pas fallu beaucoup de temps pour comprendre qu'ils ne comprenaient rien à moi, et du coup peut-être à quantité d'autres réalités constitutives du monde en général et de la vie en particulier. Nullement méchants, honnêtement affectueux, ils ne me briment ni ne me rejettent franchement dans les ténèbres extérieures. Non, simplement, ils n'entravent que dalle à ce qui se passe sous couvert de mon statut enfantin.
Peu agressif de nature, je ne m'en offusquerai pas et serai de manière uniforme et constante un gentil garçonnet, mignon de surcroît (jusqu'à choper la gueule de Gérard Philippe sur le coup de mes seize ans, allez savoir pourquoi). Donc, comme dirait Sveik, kein Problem, ce qui se traduit en pidgin par no problem.
Mais les enfantillages qui viennent me saisir à bras le corps me confrontent à cette prise de conscience radicale, définitive et paisiblement répulsive : ces animaux-là sont infantiles. Et ce ne sont ni les instituteurs ni les professeurs du premier et du second cycle qui sauront susciter un infléchissement de ma ligne idéologique définitivement distanciée, quoique profondément débonnaire (car je n'ai jamais cru que ce petit peuple de « droits acquis » et de « bon sens populaire » avait pour but de me nuire : je vis d'un ou deux coups d'œil qu'il s'obstinait prioritairement à se nuire à lui-même, sinon à lui seul, notamment en fermant au cadenas sa curiosité et sa pulsion de liberté, qui eût dû le faire se révolter déjà contre sa propre pusillanimité).
Timide (beau paravent qui faisait qu'on me foutait la paix), quasiment muet sans être autiste, distrait et sans cesse « dans les nuages », je passais inaperçu. « Doué mais peut faire mieux », écrivaient les professeurs principaux, gentiment ineptes ; « mon fils, il est sans cesse ailleurs » disait ma père, qui avait été esclave-bergère à huit ans et demi ; pour mon père, Ardéchois cœur fidèle, descendant de Camisards, lui-même cégétiste et résistant, c'était plutôt : « Oh, Zorro, tu veux bien redescendre sur terre et finir ton assiette ? ». Tous de braves gens. Quand je compris qu'ils n'avaient vraiment pas avancé d'un pas depuis ces ancêtres magdaléniens qui inventaient tout sur les parois de leurs grottes obscures, je décidai impulsivement, sans jamais le formuler car c'était trop compliqué à exprimer et à faire entendre, de prendre la tangente ; marginal avant la lettre, dès les années cinquante. Je refusai calmement de me présenter aux épreuves du bac, l'année où, enfin sorti de la filière scientifique à laquelle m'avaient honteusement condamné les génies de la pédagogie nationale (moi, le doux rêveur, lecteur effréné, féru de « rédacs » mais fils de pauvre donc inapte congénital présumé au grec et au latin de la section A, ou B à la rigueur), je me trouvais enfin en section « Philo ». Je m'enfonçai dans une autogenèse personnalisée, qui me conduisait à lire les grands penseurs au lieu de suivre le cours minable de philo pour débiles disciplinés, jusqu'à me dérober, le matin des premières épreuves, aux humiliantes évaluations d'un jury constitué de syndiqués dotés de tendances corporatistes, tous aussi matures qu'une poire blette. Cette ultime bravade signifia mon passage de l' « enfantillage » à la sédition claire et nette, qui ne m'empêcha pas, enfin adulte avalisé par mon propre regard de derrière la tête, de répondre à une annonce invitant à se présenter au poste de rédacteur d'encyclopédie, de subir les tests de culture générale et de maîtrise de la langue, et d'y surclasser les agrégés et docteurs qui postulaient eux aussi. La suite ne fit qu'ajouter couches sédimentaires de culture sur couches sédimentaires d'expérience que nous dirons « existentielle », et notamment celle du refus (qui chaque fois me ramenait au seuil de mon enfance).
Pardonnez-moi de parler aussi effrontément de moi ; ce n'est pas sous l'effet d'une pulsion narcissique, car je me prends pour un anonyme simplement rétif, mais pour vous dire qu'on n'est pas automatiquement condamné à suivre l'une ou l'autre des filières savamment concoctées par l'immature étourderie d'adultes infantilisés (jusqu'au point de croire que leur bulletin de vote va de quelque façon que ce soit contribuer à une épanouissement de ce dont nos grands anciens de l'époque des Lumières ont rêvé, en l'appelant « démocratie » (beau projet que l'usage fit se concrétiser, tantôt sous une forme démagogique, tantôt sous une autre dictatoriale, voire tyrannique ou corruptrice).
Ainsi donc, frères humains qui après nous lisez, laissez à vos enfants la liberté de céder l'initiative à leur enfantillage. Ils auront de toute façon appris, bien avant que vous ne vous en soyez rendu compte, le fin mot de l'histoire, celui aussi de l'Histoire. Tout comme vous, ne vous en souvenez-vous pas ? Etiez-vous si distraits que vous ne vous soyez pas reconnus et que vous ayez déjà tout oublié ?
Un petit effort, citoyens, et rentrez en vous-mêmes ; ce n'est pas que vous y verrez plus clair ; mais vous vous y reconnaîtrez et en serez tout surpris.
Gil Jouanard