Avec son regard de tigre bengalais un peu triste, Omar Sharif allie le charme du roi David à la magnificence de Nabuchodonosor. Sous des airs de nonchalance orientale et d'éternel séducteur, il cache un tempérament d'angoissé. Sa devise : « Je souhaite, en réalité, que demain soit semblable à hier...

 « Avant hier, c'était trois succès mondiaux au box office :

« Lawrence d'Arabie », « Docteur Jivago », « Funny Girl ».

Hier : Paris, son club de bridge de la rue Dufresnois, ses chevaux à Clairefontaine, Longchamp, Deauville. Aujourd'hui, dans la dernière ligne droite, presque octogénaire, Michel Shalhoub (c'est son vrai nom !) semble serein, mais pas blasé.

NNN : Omar Sharif, personne et surtout pas vous, n'échappe aux étiquettes et raccourcis commodes qui participe à votre légende. Du genre : seul acteur égyptien de dimension internationale, éternel séducteur, joueur invétéré, amateur de chevaux, grand père célibataire, etc. Vous vous y retrouvez dans tout cela ? Qui êtes-vous réellement ?

O.S. : Quand on est une vedette de cinéma, on n'a pas vraiment d'intimité et espace public et espace privé ont tendance à se superposer, voire même à se confondre. Alors, en début de carrière, tout jeune acteur décide de se forger une image publique qu'il s'efforce de tenir ensuite. On s'invente des caractéristiques hors du commun. Or, très souvent, au bout de quelques années, on devient ce personnage qu'on a imaginé...

Par exemple, en ce qui me concerne ma biographie officielle démarre ainsi, comme dans un conte. Quand j'avais dix ans, à Alexandrie dans ma famille d'origine libanaise j'avais la certitude de devenir célèbre. Je n'ai pas été étonné par ma carrière internationale. Elle m'a toujours paru une suite logique malgré des études en mathématiques et en physique au collège Victoria. D'ailleurs, la cartomancienne la plus célèbre du Caire m'a prédit à l'âge de 12 ans : « Tu ne vivras pas en Egypte. Tu seras connu dans le monde entier et tu gagneras beaucoup d'argent, etc. »

Alors, lorsqu'on demande cinquante ans plus tard à l'acteur : «qui êtes vous réellement ?», il ne le sait plus très bien en réalité. Fiction, mythe et réalité se télescopent... Mais ses proches, eux, le savent, car on ne peut pas tricher avec eux. Ils vous diront peut-être que je suis un sentimental qui a peur de souffrir et de faire souffrir, un solitaire qui a encore envie de vivre et pris des habitudes de vieux garçon. Je ne suis pas un Don Juan car séduire n'est pas un but pour moi, encore moins une fin en soi. Je laisse dire mais je ne recherche pas essentiellement leur compagnie et ne tiens pas un « tableau de chasse » comme Sollers par exemple dans « Femmes ». En revanche, c'est vrai je suis un joueur de cartes, notamment de bridge : j'ai disputé les championnats du monde avec l'équipe d'Egypte. Et puis j'aime la compagnie des joueurs, des casinos, des jockeys, des entraîneurs, des chevaux...

Ca m'a permis de prendre un peu de recul par rapport au monde sophistiqué et compétitif du cinéma. C'est plutôt sain contrairement à ce qu'on pourrait penser. J'ai, au fond, si on regarde bien, une vie d'homme dans un monde d'hommes. Et je m'en porte plutôt bien !

NNN : Nous nous sommes laissé dire que vous recherchez aussi la compagnie des enfants...

O. S. : Oui, j'adore les enfants même si je n'ai pu en avoir qu'un, Tarek qui a aujourd'hui 54 ans. Il a abandonné ses études de droit pour devenir réalisateur. Nous étions déjà père et fils dans docteur Jivago » alors qu'il avait alors 7 ans. Comme le temps passe vite... Mais j'étais, hélas, trop occupé par ma carrière pour vivre avec lui lorsqu'il était enfant et adolescent. Heureusement, plus tard, nous nous sommes retrouvés sans problèmes. Enfin, j'ai beaucoup de filleules, les filles de mes amis... Je trouve les petites filles plus intéressantes et plus affectueuses que les garçons...

NNN : - Et les femmes ?

O.S : Je vous vois venir... En fait, au risque de casser le mythe et de vous décevoir, j'ai beaucoup moins de petites amies que les copains que je côtoie sur les champs de course, dans les studios ou aux cartes. Je sors moins avec des femmes que vous-même sûrement (sic !). Chaque fois que je rencontre une femme qui m'attire, j'ai peur... Car aimer, c'est souffrir et faire souffrir.

NNN : - La seule victoire en amour, ce serait la fuite ?

Non, au contraire, la fuite en amour, c'est l'échec. La réussite, c'est à mon avis, la fidélité. J'ai été très amoureux de ma femme, l'actrice égyptienne Faten Hammana. Pendant dix ans, de 21 à 31 ans, je ne l'ai jamais trompée. Et j'en suis fier. Après nos chemins ont bifurqués et nos carrières respectives nous ont séparés : j'ai appris à vivre seul. D'où ma réputation de séducteur car je suis toujours disponible : je ne sors presque jamais avec la même femme plusieurs fois. Mais en fait c'est plut^to un bilan d'échec de vie amoureuse...

NNN : - Vous avez été très lié à votre mère ?

O. S. : Oui, bien sûr, mais là on rentre dans le domaine de l'analyse et de la psychanalyse que je ne veux pas faire. C'est mon jardin secret. Mais, c'est vrai, il y a de ça...

NNN : - Et les cartes ?

O. S. : C'est un défi intellectuel. Le bridge est un jeu complexe car chaque carte qu'on joue suppose des raisonnements et des paris fort subtils. IL y a derrière le fait de jouer telle carte et pas une autre une démarche intellectuelle très intense et rapide. Or j'aime les jeux de l'esprit et résoudre des problèmes intellectuels. Par exemple, j'ai une passion pour les mots croisés. C'est pourquoi je vous ai fait attendre... Je finissais dans ma salle de bains les mots croisés du dernier « Match ». Je ne pouvais pas sortir et commencer notre entretien sans les avoir finis. Car alors ça me prend le chou et me tourne dans la tête toute la journée.

Le bridge est à mon avis encore plus que les échecs, le jeu de l'esprit le plus parfait. Du moins pour le moment. Quand je jouais en compétition contre les plus forts joueurs du monde et que je réussissais là où un ou plusieurs d'entre aux avaient échoué, alors j'étais heureux. C'est futile peut-être mais la vie est faite de ce genre de futilités. Je n'ai jamais joué par appât du gain. Les vrais joueurs se moquent de l'argent, c'est pourquoi ils misent au-dessus de leurs moyens. Moi, par exemple, je ne pouvais pas supporter qu'un joueur, fut-il un émir à pétrodollars, mise plus à ma table de jeu. A ce rythme effréné, il m'est arrivé, trois ou quatre fois, d'être ruiné en une nuit...

NNN : - Pour le grand public, vous serez éternellement Lawrence d'Arabie et le Docteur Jivago. A t-il toujours raison ? Est-ce que cela vous pèse à l'approche des 80 ans que vous allez fêter en avril prochain ?

O. S. : Il n'y a aucun doute là dessus : le public a toujours raison. Et ce n'est pas de la démagogie de le dire. On joue, on tourne pour lui. Et si ça ne lui plaît pas, on a échoué et fait un « bide », comme on dit dans le métier. A l'automne de ma vie, alors que le temps est venu pour moi d'habiter « la maison » avant de la quitter définitivement, quand je me retourne sur ma carrière internationale, je constate que j'ai tournée plus de soixante films américains et français avec notamment Anthony Quinn, Catherine Deneuve, Jean-Paul Belmondo, Barbara Streisand, etc.

Bien entendu, la formule idéale serait de faire ce qui vous plaît et que cela plaise aussi aux spectateurs et aux téléspectateurs. Mais la signification première et ultime du spectacle est de faire plaisir, de faire ressentir une émotion aux gens. Enfin, il n'y a pas de fatalité dans ce métier, on peut toujours rebondir malgré des grands rôles qui vous collent à la peau. La preuve, en 2003, pour mon rôle d'épicier philosophe dans « Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran » de François Dupeyron, j'ai eu le plaisir à 71 ans de recevoir le César du meilleur acteur 2004.

NNN : Vous paraissez un sphinx serein. Est-ce le commencement de la sagesse ?

O.S : - Oh, là, là ! Ne vous y fiez pas trop car c'est une apparence que donnent beaucoup d'orientaux... Dans la vie de tous les jours, je suis plutôt d'un naturel nerveux, assez angoissé. J'ai l'air de dormir extérieurement et je bous intérieurement... comme dans une chaudière. C'est ma vraie nature, d'où des ulcères. Je suis encore capable de colères violentes. Alors la sagesse...

Propos recueillis par D.C