The (middle eastern) usual suspects:
Ce qui a déraillé en Syrie
par Lucie
En Août dernier, une conversation avec un ami israélien m’a plus éclairée sur la naïveté des habitants de son pays que toutes les autres rencontres que j’ai pu y faire. Pour vous donner une idée du contexte, il s’agit d’un homme mur, qui fit son service en tant qu’officier dans une unité d’élite, aujourd’hui médecin. Cette double formation lui permettait de prendre la pleine mesure de la répression qui débutait alors en Syrie : «Tu te rends compte, ils envoient leur aviation contre leur propre population ! Les gens se font tuer par l’armée qui est censée les défendre ! Vous (les européens ndla) allez enfin comprendre à qui on est confrontés, avec qui vous voulez que l’on négocie.» Mon, apparemment visible, ahurissement le stoppa net. Et j’eus toute les peines du monde à lui faire comprendre qu’en Europe, les massacres et les invasions, au delà d’une indignation de surface, en fait on s’en fout. Les Tibétains, les Tamouls, les Bahreïnis (au moment de cette conversation, l’Arabie Saoudite venait d’envahir Bahreïn dans l’indifférence générale) les Hutus et les Tutsis… vraiment, on s’en fout.
Cela étant, et parce que personnellement je suis les guerres du monde comme d’autres suivent les épisodes de Game of Thrones (à chacun ses hobbies), je lui fit remarquer que la révolte qui avait commencé était parti de Deraa. Les habitants Deraa, pour ceux qui ne connaissent pas, se sentiraient vite à l’aise dans une réunion de la FNSEA: politiquement conservateurs, respectueux des traditions, jamais contents du taux d’ensoleillement et de la pluie, capables de manifester vigoureusement si on leur coupe les crédits en Europe ou l’eau en Syrie.
Cela paraît fou, mais le point de départ de ce qui est aujourd’hui une guerre civile (et non pas un «risque de guerre civile») n’est pas un irrépressible besoin de liberté mais une banale révolution paysanne. Et c’est là que le contexte régional rentre en pleine collision avec les tactiques classiques de répression gouvernementale.
Dans une période plus ancienne, le scénario se déroule comme suit:
Les paysans se révoltent (pour une raison ayant généralement à voir avec la météo et non pas la démocratie), les troupes gouvernementales tirent sur la foule; résultat : quelques morts.
Deuxième étape: les funérailles. On sous-estime souvent l’incroyable potentiel de funérailles bien organisées. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de funérailles de «martyrs». Toute la ville et villages alentour est là, pleurant les «combattants morts pour la Liberté».
Le but pour les organisateurs est de provoquer au maximum les autorités sans aller jusqu’à leur tirer dessus en premier. Mais on peut tirer en l’air, leur jeter des pierres, les traiter de caniches aux ordres de mécréants, tout est bon pour les inciter à ouvrir le feu et, si dieu est bon, faire quelques morts de plus.
L’avantage pour les Syriens, c’est que les grands moustachus, (actuellement un modèle de deuxième génération), qui sont aux commandes se sentent assez vite provoqués. Surtout quand une révolte part d’une ville connue pour son conservatisme, un peu comme Hama.
A l’époque c’était Hafez Hassad qui avait décidé avec son frère Rifat qu’une révolte emmenée par les frères égyptiens, donc sunnite, ne devait en aucuns cas s’étendre, sous peine de les voir eux et leur petite communauté Alawite se retrouver aux temps qui précédaient les français: c’est-à-dire en bas de la chaine alimentaire. Hafez avait donc chargé son frère de mater les insurgés, ce qu’il avait fait avec une efficacité dont les syriens se souviennent encore.
Quand Bashar, le fiston, a vu monter la révolte à Deraa, connue en Syrie pour son conservatisme religieux, il a appliqué les méthodes de son papa.
Classiquement, il envoie les chars, ou aujourd’hui, c’est plus hype, des hélicoptères de combat et fait tellement de dégâts que le reste du pays décide qu’il n’ira pas mourir pour des paysans même pas de leur village.
Surtout que personne ne croit vraiment à la possibilité de renverser le régime.
C’est là que le scénario déraille:
Dans le système actuel, tirer et faire des morts lors de funérailles c’est s’assurer que le reste du pays va se soulever au cri de «la Syrie est Deraa!». Par système actuel il faut entendre les soulèvements du printemps arabe, la chute de Moubarak, la radicalisation religieuse, et bien sur, Al Jazzera et twitter.
Les images d’hommes en deuil, en train de mourir lors d’une cérémonie religieuse, assassinés par ceux qui en plus d’être en charge (donc mal aimés de toute façon) sont les larbins d’une minorités religieuse (et l’on sait à quel point les minorité sont détestées) font plus pour le recrutement d’une guérilla que tout les discours marxistes du monde. Quand Moubarak qui paraissait si solide est tombé, la dose d’espoir qui manquait pour que le reste du pays suive vraiment a été injectée. Et puis la Lybie bien sur. Si des villes entières sont martyrisées (Houla par exemple) les insurgés syriens ont bon espoir de voir les occidentaux intervenir directement.
Une année après les premières manifestations, la Syrie est effectivement en guerre civile. La cote de ceux qui sortiront victorieux peut se déceler au nombre d’anciens gradés de l’armée syrienne qui désertent au profit des rebelles. Chaque camp commet des actes de plus en plus grave, dans l’espoir de dompter l’autre, sans aucune intention de négocier. Chaque action a repoussé les protagonistes un peu plus dos au mur, tout le monde étant bien conscient que les perdants seront massacrés. Mais ne vous faites pas d’illusions, sans même compter les forces étrangères, étatiques ou non, qui emmêlent un peu plus la situation, il ne s’agit pas de forces démocratiques contre un régime tyrannique; il s’agit, comme souvent, d’un combat religieux et ethnique.
Nous retrouvons donc les suspects habituels dans ces contrées désertiques, emplies de ferveur religieuse, où le pouvoir est défini en terme de communauté: l’accès à l’eau, la défense de son dieu, de sa tribu, et la haine accumulée contre l’ethnie dominante.
Lucie.