Le meilleur des Mondes et le reporter enragé
Par Christian Duteil, agrégé et docteur en philosophie.
Un jour, un journal de Genève fit sa « une » sur l’événement du jour : « Un bambin renversé par un chien[1] ». C’était le fait divers anodin, quasiment l’actualité heureuse des bonnes nouvelles et des trains qui arrivent à l’heure dont certains rêvent comme hier Marcel Dassault dans « Jours de France » ou aujourd’hui Jean-Pierre Pernaut dans son 13-Heures sur TF1[2] et dont nous nous éloignons désormais à la vitesse de l’information quotidienne et l’affichage de « Unes » nihilistes et sanglantes dans les journaux.
En 2009, lors de la Biennale d’art de Venise, l’artiste béninois Georges Adeagbo avait largement tapissé les murs de pages du journal, choisissant, avec l’embarras du choix, les plus inquiétantes.
« Quand on songe que la lecture de la presse était la « prière du matin » de Hegel, on se demande ce qu’il avait la chance de lire (Pas le temps de vérifier ce point maintenant !). Aujourd’hui, la plupart des journaux ne semblent écrits que pour vous dégoûter de l’humanité[3]. »
Exception qui confirme la règle « Le meilleur Monde » où les bonnes nouvelles remplis d’optimisme s’affichent à la « une » ! Elvire Bonduelle, toute jeune artiste diplômée des Arts déco, a lu « Le Monde » très attentivement pendant trois mois et demi, de janvier à mi-avril derniers. Elle y cherchait des informations d’un type particulier : de bonnes nouvelles, de celles qui donnent brièvement l’espoir que la planète ne va pas au désastre et que Leibnitz, bien que raillé et caricaturé par Voltaire, avait raison que soutenir jusqu’au bout que notre monde est bien le meilleur des mondes possibles… Quand elle en eu collecté assez, elle en a fait un numéro spécial, « Le meilleur Monde ». Il n’a que seize pages, dont la dernière occupée par un monochrome rose. Au premier regard, on s’y tromperait. La « une », la titraille, l’ordre de ses rubriques, tout est respecté. Mais le lecteur s’aperçoit vite que, durant la période considérée, les bonnes nouvelles ont été fort rares en politique intérieure et en économie. Les pages « sciences », « culture » et – de façon moins attendue, celles consacrées à la politique internationale – ont été de meilleures pourvoyeuses. Evidemment, Elvire Bonduelle a supprimé le carnet et la rubrique « Disparitions ». Tous les articles repris le sont intégralement, comme des documents d’archives, signés et datés. On est donc bien loin des détournements et parodies qui paraissent de temps en temps, lestés de leurs lourds jeux de mots. Sous son apparente légèreté et de frivolité, ce travail de collage de l’actualité heureuse dont rêvait le vieux Marcel Dassault, a la rigueur et l’efficacité d’une analyse quasi scientifique.
Dans un registre plus littéraire mais tout aussi systématique, le « reporter enragé » tchèque Egon Erwin Kisch livre au public dans les années 1920-30 tout ce qu’il a pu observer au fil de ses voyages à travers l’Europe. La banalité quotidienne du bien et du mal et ses dérives. Ce sont, pêle-mêle, ici le quartier chinois de Londres et les ruelles du port de Marseille, une promenade qu’il effectue au fond de la mer équipe d’un scaphandre, une visite auprès des soutiers d’un vapeur géant… Ailleurs, il passe la nuit, déguisé en mendiant, dans un asile pour sans-abri, se joint à des émigrants las de l’Europe, teste des conducteurs de tramway à Berlin. Éclectique et curieux de tout, il s’entretient aussi avec des marchands de canon, des bourreaux, des flotteurs de bois. C’est l’archétype du reporter baroudeur et lettré, si l’on entend par là un homme curieux, avide de se brûler aux événements, de les mettre en scène, d’en dévoiler le sens. Sous sa plume littéraire et agile surgit une profusion de détails vrais et précis. Ses reportages regorgent et se colorent d’« une multitude de scènes rapides qui se succèdent, d’épisodes, de fondus enchaînés organisés sur un mode non thématique et montés à la manière d’un film », explique son confrère allemand Günter Wallraff qui suit ses traces et rêve de l’imiter. Au centre, le reporter omniprésent qui commente, procède par associations, persifle et livre une masse de faits à l’étonnement du lecteur. Il ne dénonce pas les illusions de ses contemporains, il les prend en compte parce qu’il perçoit, derrière l’insatisfaction qu’elles expriment, un besoin de changement. Même lorsqu’il est question d’aventure, il en revient toujours à cette seule et unique réalité qu’il veut rendre identifiable en tous lieux. Le recours à l’exotique, « l’ailleurs », est pour lui un moyen de nous inciter à découvrir notre propre réalité[4]. « Reporter d’idées » avant la lettre, Kisch soumet en permanence ses méthodes de travail à une réflexion critique et part de l’idée suivante en, forme de pari quasi intenable: le reporter « n’a pas de tendance, il n’a rien à justifier, il n’a pas de point de vue ».
Le nouveau journaliste « révolutionnaire » veut rompre avec la figure convenue et dévoyée de l’ancien « publiciste » cher à Lénine et au « politiquement correct ». Ce contraste des postures/impostures est illustré et mis en scène de belle manière dans le dessin achevé pour « Le Serment du Jeu de Paume » du peintre David, en 1791. On peut voir, exposé au centre de la salle, le publiciste traditionnel, Barère, du « Point du Jour » - dont le sous-titre est explicite « Recueil de ce qui s’est passé la veille à l’Assemblée nationale », prendre avec soin des notes, recevoir passivement, sans discuter et sans esprit critique, la parole du pouvoir dont il semble l’interlocuteur privilégié. Dans le Haut du coin droit, on peut aussi apercevoir beaucoup moins visible Marat, rédigeant et bouclant dans l’urgence un exemplaire de « l’Ami du peuple ». Il est debout, tournant le dos à la salle et à ceux qui nous gouvernent, faisant face à ce qui se passe dehors, pour témoigner de ce qu’il a vu et non de ce qu’on lui a dicté d’en haut[5]. De toute évidence, le « reporter d’idées » est plus proche de Marat de « L’Ami du Peuple » que de Barère du « Point du Jour »
Il reste qu’aujourd’hui, la presse plongée dans un système économique hyperconcurrentiel ne prétend plus aujourd’hui à l’objectivité et à l’exhaustivité. Revendiquant sa légitime subjectivité, elle se nourrit surtout de visible et de faits sensationnels pour capter son public et vendre du papier et des images. Pour arriver à ses fins, elle cherche ce qui peut être avant tout montré, hiérarchisé, mis en scène afin de tenter de séduire ou de reconquérir un public blasé et versatile qui surfe sur le réseau mondial d’Interne en jouant parfois au journaliste amateur. Pour le philosophe Marcel Cauchet, l’expertise du journaliste est toujours plus nécessaire pour guider le citoyen dans le dédale de l’information. Ce qui ne dispense pas les journaux en crise de chercher des synergies avec Internet. « Il ne faut pas déduire de l’amateurisme global la pulvérisation intégrale du professionnalisme. C’est l’inverse qui va se produire. Le moment actuel est un passage. Mais à l’arrivée, le niveau d’exigence à l’égard de la presse sera plus élevé et non plus bas. » [6] À bon entendeur…
CD
[1] H.M. Hugues «News and the Human Interest tory», Chicago, Univ. of Chicago Press, 1940, avec une introd. De R.E. Park ; nov. éd. New-York, Greenwood Press Publishers, 1968.
[2] Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos « La Bonne soupe », Paris, Les Arènes, 2006. Une analyse précise mais essentiellement à charge par deux journalistes de « Libération » du contenu rédactionnel du 13h de TF1 qui joue la proximité et cible essentiellement la France profonde au détriment des infos internationales, de la culture et encore plus du « journalisme philosophique ».
[3] Sylviane Agacinski « Journal interrompu » 24 janvier-25 mai 2002, op. cité, pp. 15-16.
[4] Egon Erwin Kisch « Le reporter enragé » Paris, Editions Cent Pages, 2003, préface, pp. 8-10.
[5] Pour en savoir plus, consulter la belle analyse pertinente de ce tableau proposée par J.-C. Bonnet dans son article «Les rôles du journaliste selon Camille Desmoulins», in P. Rétat (dir.), «La Révolution du journal 1788-1794 », Paris, CNRS, 1789, p. 179-185.
[6] Marcel Cauchet « Où sont les lecteurs ? Aux abris en général…» Propos recueillis par Josyanne Savigneau, Le Monde, 7 février 2009, p. 25 : « On a d’un côté les lecteurs à la recherche d’un contenu qu’on ne leur offre plus, et de l’autre une presse à la recherche d’un public qui n’existe pas (…) Il est vrai que chacun peut aujourd’hui s’adresser directement à la terre entière. Mais en pratique, où sont les lecteurs ? Aux abris, en général ! C’est un moment, pas un modèle. Ce que démontre le «tous journalistes» est précisément, a contrario, qu’il y a un vrai métier de journaliste. Qu’il faut redéfinir profondément…»