Hommage furtif
aux passages pas sages
Gil Jouanard
Certains mots, usuellement intégrés au lexique de la géographie ou de la toponymie, disposent d’une charge onirique, et de ce fait poétique, et d’une puissance d’évocation et de suggestion, dont la force et la subtile efficience agissent instantanément (mais aussi à la faveur d’une cascade d’échos allusifs) sur notre imaginaire.
Que nous entendions prononcer le terme de « passage », ou que nous le lisions écrit dans un texte ou, mieux encore, sur une plaque de signalisation apposée à l’angle d’un mur par la voierie, cela suffit à déclencher en nous une chaîne d’évocations sans fin. Pour l’un ce sera celui du Désir ou celui de la Duée, pour l’autre celui de la Pommeraye ou celui portant l’étrange toponyme d’Agard (sans doute un nom de personne).
Des passages, l’Europe en compte d’innombrables, presque tous troublants, mystérieux. Je songe à ceux que j’eus l’occasion de traverser à pas comptés, yeux grands ouverts, à Leipzig, à Prague, à Vilnius, à Budapest, à Sibiu, à Istanbul, à Naples, à Florence, à Venise, à Vérone, à Vienne, à Barcelone, à Madrid, à Bruxelles, à Amsterdam, à Londres, à Edinburg, ainsi que dans nombre de villes françaises, du nord au sud et d’ouest en est.
Chacun d’eux ne dispose pas seulement de son architecture, de son volume, de sa superficie, de son aspect général, de sa spécificité due aux caractéristiques distinctives de l’époque de sa création et à la nature de son usage (simple voie couverte servant à faire communiquer deux rues parallèles ou allée commerciale, comme c’est le cas du passage Choiseul à Paris ou de ceux du Roi et de la Reine à Bruxelles) ; il propose aussi son atmosphère propre, singulière, unique. Ceux du quartier de la Mouzaïa, à Ménilmontant, sont à la fois secrets, apparemment (et faussement) déserts, et cependant luxuriants du fait de leur emphatique et pourtant délicate végétation forale ; d’autres, en bord de mer, se terminent soit en pente douce descendant vers la plage, soit en à-pic au ras bord supérieur d’une falaise.
Chers aux amoureux et aux rêveurs, mais aussi aux curieux, ils ont alimenté une anthologie de textes évocateurs et une iconographie raffinée, mais aussi, depuis les années trente du XXe siècle, une filmographie poético-réaliste propice à l’émergence d’une nostalgie ou d’une mélancolie de bon aloi pour les amateurs de romanesque, les férus de mystère, les passionnés d’anachronismes, d’infidélités conjugales, les curieux de crimes non élucidés. Le Golem y côtoie le docteur Faust ; Don Juan s’y tapit dans l’ombre à côté du spadassin de plus d’un drame historique. C’est le royaume des ombres de M le maudit et celui de son ancêtre londonien, Jack l’éventreur.
Mais c’est aussi le refuge privilégié des amours clandestines et le tombeau de première classe des amours mortes.
Les feuilles d’automne s’y accumulent en tas qui seront en fin de carrière la proie de vents tourbillonnants ; les reflets y concurrencent ceux du clair obscur chez Rembrandt van Rijn, chez Georges de La Tour ou chez Jean Siméon Chardin. Le crépuscule y est plus crépusculaire que n’importe où ailleurs, la nuit plus épaisse, le matin plus subtil.
Ils ont une variante plus champêtre, plus bucolique, la traverse, moins souvent couverte, mais évocatrice de faux raccourcis, de chemins où l’on s’égare car ils évoquent, par leur arrière-pays sémantique, ces traversées d’où l’on ne revient jamais.
Au moment de s’y engager, on devrait songer à, et avoir la hardiesse de, brûler ses vaisseaux, se livrant aux risques du périple sans retour, celui dont Ulysse crut à tort être enfin revenu.
Car les passages ne sont pas sages. Qu’on se le dise.
G.J