Qui fait l'histoire, en vérité ?
Les historiens, fascinés par l'événementiel comme de vraies pipelettes, ont pour habitude et profession d'écrire l'Histoire des peuples, des Nations et des civilisations à travers les hauts et bas faits accomplis (ou couverts, et bien souvent manigancés) par les gens de pouvoirs, dits aussi « hommes, ou femmes, d’Etat ». Prenons le cas de celui qui fut sans doute le plus brillant des souverains français, Louis XIV. Son très long règne, qui embrasse un peu plus de la moitié du XVIIe siècle et quinze années du XVIIIe, engrangea dans un premier temps les succès militaires, avant que les défaites ne viennent ternir sa réputation de roi triomphant. Il eut de géniaux ministres, mais n'empêcha pas ses sujets (car on était "sujet" en ce temps-là, et non "citoyen", et la France n'existait pas ; le territoire qu'on lui connaît était, tout ou partie, et depuis les Carolingiens, la propriété privée du souverain) de mourir souvent de faim et d'être privés de tout droit d'expression publique de leurs opinions sur les affaires du Royaume.
Pourtant, ce "siècle du Roi Soleil" fut bel et bien un très grand moment, le plus grand même, de cette Histoire qui va, selon les avis, de Clovis, roi des Francs ou de Philippe-le-Bel, roi d’une Ile-de-France élargie, voire de Louis XI, roi qui avait les yeux plus grands que le ventre, à nos jours, où nous sommes placés sous l’autorité laxiste et hypocrite d’élus de la Nation qui très vite sont pris entre le marteau du sens des réalités et l’enclume de leurs promesses électorales.
Mais s'il fut grand, ce siècle qui en embrassa deux consécutifs, ce ne fut pas tant à cause de la prestance et de l'ambition du fils Bourbon, né d'une mère, Anne d'Autriche, préalablement infante d'Espagne, et petit fils de Marie de Médicis, une Florentine (sans compter que pratiquement toutes ses ancêtres du côté des femmes étaient tout aussi étrangères que le seront à leur tour sa propre épouse et celles de ses petit-fils et arrière petits-fils jusqu'à l'autre Autrichienne, Marie-Antoinette -- et notons à ce propos que seules ses nombreuses maîtresses étaient relativement autochtones, quoique descendantes probables d’anciens leudes carolingiens, c’est-à-dire Francs) . Mais cela ne signifie pas grand chose en ce temps-là, car tous les souverains européens étaient nés de princesses italiennes, espagnoles, françaises, autrichiennes, prussiennes, bavaroises, saxonnes, wurtembergeoises, britanniques, plus rarement polonaises ou bohémiennes ; et ces rois, qui passaient leur temps à se combattre pour gagner des provinces ou pour leur gloire personnelle, ou pour faire un peu voir à leurs rivaux qui était le plus puissant ou le plus rusé, s'appelaient à juste titre "Mon cousin", quand ils se parlaient ou s’écrivaient entre deux conflits.
Quoi qu'il en soit, s'il avait fallu compter sur ces rois-là, ou sur tout autre souverain, pour inventer une civilisation, telle que celle qui se peaufina dans la proximité de Versailles, on en serait encore à attendre notre sortie du Néolithique (si ce n'est du Paléolithique).
Car, de même que ce ne sont ni les chefs de guerre ni même probablement les chamanes qui "inventèrent" l'art de peindre et dessiner sur les parois de grottes sans doute sacrées, ce ne sont ni les rois ni les empereurs ni même leurs ministres qui furent à l'origine de ces floraisons prodigieuses de formes, de couleurs, de musiques, d'idées, de pensées, d'opinions dont nous restons aujourd'hui tributaires autant qu'admiratifs.
Et c'est ainsi que ce qu'on appelle indument le "Siècle de Louis XIV" fut en fait le siècle de Pascal, de Molière, de Racine, de Madame de Sévigné, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de La Fontaine, de Le Vaux, de Mansart, de Lully, de Marin Marais, de Couperin, de Chardin, de Claude Gellée dit Le Lorrain, de Watteau, de Poussin, de Georges de La Tour. Et ne mettons pas cette inflorescence au crédit exclusif ou même prioritaire de Louis de Bourbon : d’ailleurs, l'ère de Napoléon, autre "géant politique et militaire", ne produisit a contrario aucun génie (ils vinrent juste après !), tandis que les Valois, qui comptèrent au demeurant beaucoup plus de défaites que de victoires militaires, furent les contemporains de Ronsard, Du Bellay, Janequin, Costelley, Philibert Delorme, et bien d'autres. Et le "Siècle de Périclès" fut en réalité le "Siècle de Phidias".
Plus près de nous, si la France connut une embellie culturelle, dans les années 1950-1960, De Gaulle ni quels qu’aient étés les titulaire successifs du pouvoir exécutif ou législatif n'y furent pour rien : c'est l'atypique écrivain-esthète-ministre André Malraux et le saltimbanque visionnaire Jean Vilar (et simultanément Dasté, ainsi que, avant eux, Baty et Copeau) qui en furent les concepteurs et les maîtres d' œuvre, ainsi que les poètes, romanciers, penseurs, peintres dont la France fut prodigue en ces temps politiquement poussifs, tout juste sortis de la plus grande des humiliations jamais subie par notre "peuple" (depuis Vercingétorix et la capitulation suivie d'annexion, si tant est que ces tribus gauloises chamailleuses puissent être sérieusement considérées comme les ancêtres de notre Nation !).
C'est pourquoi, malgré le privilège formel, pour ne pas dire virtuel, dont on dispose en bénéficiant du suffrage universel, on n'est guère enclin à attendre de celui qui aura la lourde charge de maintenir à flot notre galère nationale qu'il nous achemine jamais, quel qu’il soit et à quelque époque que ce soit, vers le nirvana d'une nouvelle "vision du monde", d'une dimension exhaustive de l'existence, aussi bien au-dehors qu'au-dedans de nous mêmes, je veux dire : de chacun de nous (car pour ce qui est de "nous tous", il y aurait beaucoup à dire, et cela ne date pas d'hier...).
Les seuls qui se situèrent en quasi permanence loin au-dessus de nos aspirations et de nos espérances furent ceux qui, n’exerçant jamais aucun pouvoir politique, suscitèrent par moments un sentiment de fierté, à l’idée qu’ils sont, tout comme nous, des êtres humains, animaux assez mesquins mais capables par instant de se surpasser, et même de se surprendre eux-mêmes.