Comment les systèmes pondent
Merci à Gil Jouanard pour son billet "Ah, si la liberté guidait nos pas, comme nous chanterions victoire".
Pour amener un peu d'eau au débat, voici la recension d'un ouvrage (elle date un peu, je l'avais écrite à l'époque de la sortie du livre en 2005).
Puisse-t'elle amener quelques commentaires.
Comment les systèmes pondent
par Pascal Jouxtel
Editions Le Pommier,
collection Mélétè
2005
Ingénieur en aéronautique, automaticien, Pascal Jouxtel s'est orienté vers le marketing et la sociologie des organisations. Il est actuellement consultant chez Eurogroup dont une des spécialités est le levier comportemental de la performance durable des grandes entreprises, domaine sur lesquels il porte un regard d'évolutionniste.
Il a co-fondé en 2001 la Société Francophone de Mémétique, dont il est le président (http://www.memetique.org).
Disons-le d'emblée : d'où qu'il soit, tout chercheur, étudiant et habitant de cette planète qui s'intéresse de près à la mémétique, cette "science en devenir", devrait absolument faire figurer Comment les systèmes pondent en bonne place dans ses références bibliographiques. Livre à nul autre pareil - enfin une véritable introduction à la mémétique (ce qui est d'ailleurs spécifié en sous-titre de l'ouvrage) - qui vous explique non seulement d'où elle vient et où elle va, mais aussi vous donne tous les outils pour devenir méméticien confirmé.
Qu'est-ce que la mémétique ?
Depuis 30 ans, certains novateurs se demandent s’il pourrait exister un équivalent culturel de l’ADN, c’est-à-dire une forme de réplicateur qui transmette par contagion ou imitation les solutions inventées par la culture humaine. Un réplicateur qui s'appellerait alors "mème", au même titre qu'existe le mot "gène" dans la sphère de la réplication biologique.
Mais pourquoi se poser une telle question ? Simplement parce qu'il n'existe pas à l'heure actuelle d'explication générale pour comprendre comment les manières de faire évoluent, explique Pascal Jouxtel. Dès lors, la mémétique est une science en émergence qui a l'ambition d'analyser, de regarder, d'étudier la culture humaine comme si les créations dont elle fait preuve se développaient de façon autonome. Un darwinisme des idées, se reproduisant sur le terrain humain, en fonction de nos codes et systèmes de valeur.
Enfonçons le clou et tenons-le pour dit : la mémétique est l'intégration de la sphère culturelle (informationnelle, économique, psychologique et sociale) dans le règne du vivant, étendu au-delà du biologique. Les véhicules de l'évolution culturelle (rites, organisations, comportements, idées, langages, objets, technologies) se nourrissent et se reproduisent en utilisant le terrain humain comme habitat et notamment en exploitant les facultés de notre cerveau, y compris sa capacité à opérer des choix. Nous ne sommes pas les auteurs de nos idées mais leur lieu d'habitation(1). Quand vous parlez ou pensez, vous ne le faites pas aussi librement que vous le croyez, mais parce que certains mèmes vous ont envahis, ont éliminé ceux qui habitaient votre tête auparavant et se répandent par votre intermédiaire pour contaminer d’autres personnes ou d’autres groupes. L'évolution culturelle, dans ce cadre Darwinien, est portée par un code dont la représentation n'est pas encore accessible, dit code mémétique, dont les méméticiens s'emploient à cerner la "grammaire".
Pour citer Pascal Jouxtel (page 39) la mémétique est une hypothèse explicative qui, si on la mène au bout, peut bouleverser l'ensemble des sciences humaines, en particulier la sociologie, la psychologie, la linguistique, l'ethnographie, l'économie, l'histoire, l'épistémologie, la philosophie, la théologie, sans parler des sciences politiques, des neurosciences, du marketing, de l'informatique et de l'intelligence artificielle, pour ne citer que les principales...
Pas banal, n'est-ce pas ?
Mais comment en est-on arrivé là ?
Comment les systèmes pondent est une belle surprise. Tout d'abord parce que cet ouvrage permet de mieux situer d'où vient la mémétique. Faites n'importe quelle recherche sur le net et, après recoupements, vous arriverez immanquablement sur Richard Dawkins, le premier a avoir forgé le concept de "mème" dans son ouvrage Le gène égoïste (The Selfish Gene), publié en 1976. Et puis vous trouverez des noms comme Howard Bloom, Susan Blackmore, Daniel Dennett, Dan Sperber, Robert Aunger (pour n'en citer que quelques-uns). Mais ceci n'est finalement que la partie émergée d'une longue histoire. La mémétique n'est pas sortie d'un chapeau.
Outre les évolutionnistes, elle est l'héritage d'une longue tradition de penseurs, qui même s'ils ne s'inscrivent pas spontanément dans la mouvance du mème, y ont joué un rôle, et parmi eux, des Français. Pour dresser l'arbre généalogique de cette "filiation mémétique", Pascal Jouxtel applique une méthode consistant à observer les références communes entre les différents auteurs, en les replaçant dans un ordre chronologique. Qui se réfère à qui ? Comment les concepts s'entrevoient-ils de loin en loin, à la manière des sémaphores. Alors émerge un tableau, dont la première surprise est de montrer qu'il remonte à la pensée grecque. Deuxième surprise : le tableau couvre à peu près l'ensemble des sciences, jusqu'à la physique "pure et dure", notamment avec Heisenberg ou Prigogine. Troisième surprise, la part qu'y jouent les Français. Grâce à Comment les systèmes pondent, on saura désormais que dans son ouvrage L'homme microscopique édité en 1952, le physicien français Pierre Auger parlait déjà de l'existence d'un troisième règne du vivant qui serait constitué par des organismes bien définis, les idées, se reproduisant par multiplication identique dans les milieux constitués par les cerveaux humains, grâce aux réserves d'ordre qui y sont disponibles. Idée reprise ensuite en 1966 par Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité(2).
Ainsi, et c'est bien l'idée de l'auteur qui, dès 2001 fondait la société francophone de mémétique, il n'y a pas que des anglo-saxons sur cette planète ! Invitation alors aux méméticiens français potentiels, qui en ont envie, de sortir du bois et de participer à la construction de cette science en devenir. Pour Pascal Jouxtel, nul doute que d'ici quelques années le mot mème figurera dans le dictionnaire français (il existe déjà dans le dictionnaire Oxford(3)). Nul doute aussi que la mémétique finira par devenir une science - et donc sera enseignée à l'université - car elle s'affirme comme un vrai projet de recherche, capable de définir ses champs d'observations, de générer des modèles et de dialoguer de façon féconde avec les autres disciplines. Cela dit, et jusqu'à présent, comme le rappelle Pascal Jouxtel dans la suite de son livre, il n'y a toujours pas d'unanimité sur une définition exacte du mème. Il existe différentes méthodes d'approche, de nombreux débats (sur la transmissions des représentations, sur la notion d'imitation, sur la notion de croyance, sur les artefacts...). On compte aussi d'inconditionnels opposants à la mémétique car, rappelons-le, personne n'a encore pu observer aujourd'hui l'existence de mèmes dans le cerveau. Mais on commence à entrevoir quel pourrait être le territoire de la mémétique dans le champ des sciences de l'homme. Pour l'auteur, la mémétique constitue la chance d'une réconciliation entre approche sociologique et approche plus naturaliste. Des sujets de thèses pourraient émerger dans les universités françaises, pour peu qu'ils soient encadrés par des professeurs d'un courage intellectuel à toute épreuve.
L'atelier du méméticien
Et moi, simple lectrice, simple lecteur, en quoi tout cela me concerne-t-il ? En quoi ce livre pourrait-il me changer ?
C'est très simple: si on admet l'hypothèse mémétique - ce qui, concevons-le n'est pas forcément une mince affaire -, se posera alors devant nous le fait que les codes qui déterminent le fonctionnement du monde des hommes se reproduisent naturellement, pour leur propre compte, en dehors de toute volonté, "fut-ce du tyran le plus farouche ou de l'apôtre le plus sincère". Ce qui nourrit une solution culturelle, c’est le temps, les ressources et l’énergie qu'on lui consacre. Elle nécessite notre temps de veille, et ce temps n'est pas extensible. D'où l'importance d'être conscient de ces codes. La mémétique nous apprend beaucoup sur nous-mêmes, le monde et ce que nos vies deviennent... Et ici, nous entrons dans la deuxième partie du livre de Pascal Jouxtel, donnant au lecteur les clés et outils pour devenir méméticien à part entière, même si pour cela, il faudra sans cesse remettre sur le métier l'ouvrage (tout comme d'ailleurs revenir souvent à la lecture du livre(4)).
Ainsi, pour devenir méméticien, il faut apprendre à "voir" le code dissimulé au coeur de tout ce qui se reproduit dans le champ de la culture et qui permet à des solutions qui fonctionnent de se développer. En effet, à la base du connu il y a la capacité à reconnaître et à produire de la ressemblance. Combien de fois vous a-t-on incité à faire quelque chose simplement parce que "cela se fait".
En quoi êtes-vous le "résonateur" de ces codes ? Faites votre "apprentissage en mémétique", et vous verrez des mèmes partout : sur les affiches, les emballages, les couvertures de magazine, le discours des hommes politiques, dans la façon de s'habiller des jeunes (mais aussi des moins jeunes), dans vos outils de travail et dans les règles que l'on vous demande d'observer. Chaque fois que nous croyons en quelque chose, nous devons nous demander pourquoi, d'où cela nous est imposé et, surtout, accepter que ce que nous croyons constitue une simple alternative en conflit avec d'autres, et que celle qui réussira la mieux à se reproduire finira par devenir la vérité locale.
Acide désintoxyribonucléique
A l'heure où le monde évolue dans une direction dont on dit que l'homme maîtrise de moins en moins, posons-nous la question de savoir d'où viennent nos convictions... Ainsi, selon l'auteur, pour le méméticien qui s'éveille alors en vous, il deviendra évident que les choses qui nous entourent, qui constituent le monde et font de nous ce que nous croyons être, évoluent naturellement pour leur propre compte. La machinerie complexe qui en résulte est capable de produire des besoins sur commande en les cultivant directement dans la tête des consommateurs. Alors comprendre, selon de nouveaux points de vue, ce qui nous pousse collectivement ou individuellement à agir, à parler et même à penser de telle ou telle façon, s'impose comme une nécessité. Questionner les modèles qui se battent pour conquérir nos espaces mentaux est pour l'auteur une culture de l'éveil, la mise en place d'un algorithme du déconditionnement qui invite à prendre de la hauteur en dénonçant les influences qui se battent pour posséder notre cerveau. "On est donc peut-être en droit d'espérer que cet "acide mémétique", capable de dissoudre Dieu et le moi, pourrait éventuellement fournir des remèdes aux mots terribles dont les responsables sont.. Dieu et le moi."
Un tel programme peut-il aboutir à développer des remèdes contre le fanatisme, le terrorisme, l'intolérance sous toutes ses formes ? Peut-il préserver de l'uniformité occidentale les cultures de populations peu nombreuses ou peu fortunées ? Peut-il contribuer à nourrir les affamés ? Pour Pascal Jouxtel, si la voie de la mémétique est la prise de distance par rapport aux systèmes auxquels nous "donnons à manger" sans le vouloir, alors oui, certainement. Mais à l'inverse, il faut aussi se poser la question de ce que vaudrait un monde gouverné par des méméticiens chevronnés (publicitaires, hommes politiques, ...) dont l'objectif serait de bricoler les mèmes (si c'est possible) pour en faire des instruments de propagande..., ne nous laissant plus alors le choix que de sombrer dans l'ânerie et la manipulation ou perdre toute confiance dans quelque discours que ce soit. On peut d'ailleurs se poser la question de savoir si nous n'en sommes pas déjà un peu là, d'où l'urgence d'apprendre la mémétique à nos enfants.
Un livre indispensable.
Pour en savoir plus
- Le blog du livre : http://systempondent.over-blog.com/
- Une interview de Pascal Jouxtel
Notes
(1) Pour citer Aaron Lynch, le premier homme à s'être déclaré "méméticien professionnel" : "L'important n'est pas comment un homme acquiert des idées, mais comment une idée acquiert des hommes - "Thought Contagion : How Belief Spreads Through Society", New-York, Basic Books, 1996.
(2) On se référera au chapitre 9 du livre de Jacques Monod, qui commence par ces mots: "Du jour où l'homme parvint à communiquer, non plus seulement une expérience concrète et actuelle, mais le contenu d'une expérience subjective, d'une simulation personnelle, un nouveau règne était né : celui des idées. Une évolution nouvelle, celle de la culture, devenait possible.
(3) Meme : An element of a culture that may be considered to be passed on by non-genetics means, especially imitation (Elément d'une culture pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques, en particulier par l'imitation).
(4) Ecrit dans un style très attrayant, le livre ne révèle toutefois pas forcément tous ses trésors dès la première lecture. C'est là d'ailleurs aussi toute sa richesse.