Le droit d’aînesse en question
Christian Duteil
Pas question d’abandonner son droit d’aînesse pour un plat de lentilles! Car toutes les études en sciences humaines montrent que le premier enfant réussit bien mieux à l’école que le cadet ou le benjamin quels que soient le nombre d’enfants, leur sexe ou le milieu social d’origine.
Je parle en connaissance de cause: je suis l’aîné d’une famille de six enfants et, comme par hasard, je suis aussi le plus diplômé de la tribu. Ma mère ex institutrice voulait que je devienne docteur en médecine… «pour la soigner plus tard lorsqu’elle serait malade et vieille» (sic). J’ai été pendant quinze mois son enfant unique sur lequel elle avait investi pour le meilleur. J’ai eu ainsi une place à part dans son imaginaire. Et lorsque la fratrie s’est agrandie à la vitesse grand V sous l’effet du baby boom, je devais montrer alors l’exemple… à mes quatre frères et à ma sœur. Ces derniers débarrassés du droit d’aînesse en ont profité pour prendre des chemins de traverse et faire l’école buissonnière. Ils étaient plus libres de réaliser leurs aspirations personnelles, me laissant volontiers le rôle de premier de cordée qui était aussi le plus casse gueule et le plus exposé.
Pris dans la lumière parentale, je n’avais pas en effet le droit de décevoir dès ma mise au monde: étant le premier de la fratrie, je me devais d’être premier en classe et en sport. «Il faut protéger les forts contre les faibles» soutenait Nietzsche. Alors, j’étais bon élève, je glanais les félicitations, je passais mes examens et mes concours du premier coup pour effectuer au bout du compte un parcours universitaire sans faute. Mais je n’ai pas réalisé tout à fait son rêve d’excellence, j’ai rusé un peu: je suis devenu docteur mais pas médecin. J’ai gagné des prix et des coupes innombrables pour lui faire plaisir. J’avais la pression car je n’avais pas le droit à l’erreur mais j’étais heureux et fier de répondre à son attente de réussite. Même si je n’étais pas sûr d’être toujours à la hauteur de son ambition démesurée à mon égard. Heureusement, mon père bien qu’universitaire était plus cool…
Tout se passe pour les familiers des sciences humaines, à travers ses destins croisés des fratries, comme si on assistait à une éventuelle survivance du droit d’aînesse pourtant supprimé à la Révolution au nom du principe d’égalité. «Il n’y a plus d’aînés, plus de privilégiés, dans la grande famille nationale», avait proclamé Mirabeau à la tribune de l’Assemblée constituante. Moralité: j’ai survécu en tant qu’aîné à ma mère et à la Révolution et je ne m’en porte pas plus mal. Car j’ai compris que les traditions éclairent aujourd’hui encore la logique de certains comportements sociaux qui dépassent, bien sûr, mon misérable cas pathologique.
CD