Apprendre à voir
Gil Jouanard
Dans celui qui me paraît être le plus riche de significations et d’implications de ses livres, Rainer Maria Rilke, écrivain austro-tchèque, puisque à la fois de culture germanique et de sensibilité pragoise, mais d’une certaine façon aussi français par la fascination qu’exerça sur lui le Paris de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, Rilke donc nous livre deux règles impératives de vie, pour quiconque aspire à connaître le réel et, simultanément, à le vivre de l’intérieur et à l’exprimer (ainsi que s’efforce de le faire tout écrivain).
La première tient en une phrase, sorte d’axiome et de « sésame ouvre-toi », dont devrait s’inspirer tout être humain soucieux ou désireux d’accéder à une connaissance du monde qui l’entoure et qui, coexiste avec lui dans une consubstantialité originelle que la physique, la chimie et la biologie ont depuis longtemps attestée. Cette phrase aphoristique dit ceci : « J’apprends à voir », ou plus précisément, en allemand, « Ich lerne Sehen ».
Il résume en trois mots (en allemand, quatre en français !) l’attitude et la règle qui se doivent de précéder toute velléité d’expression artistique (voir en profondeur et dans le détail ce que propose ou impose la réalité, avant de tenter de la décrire, avec justesse ou admiration). Mais ce qui vaut pour l’artiste vaut aussi pour tout individu désireux de connaître, de reconnaître et, en quelque sorte par ricochet, d’imaginer, c’est-à-dire de vivre dans sa très ambiguë complexité.
Apprendre à voir n’est en effet pas automatiquement lié au processus machinal de la fonction optique qui se met en marche dans notre organisme après quelques heures de cécité post-utérine, après que nous eussions « intégré » la perte dramatique du bienheureux espace amniotique. « Y voir » est une chose si ordinaire, si inconsciente, dès lors qu’on n’est pas aveugle, qu’on n’en use généralement que de façon étourdie, distraite, superficielle. L’apprentissage du regard que préconise le poète est d’une tout autre nature ou envergure ou implication. C’est l’apprentissage d’un apprentissage, l’apprentissage d’une façon de capter et de retenir le réel, de se l’assimiler en s’y assimilant soi-même.
Car c’est aussi intégrer l’opinion de Gaston Bachelard, qui, dans Le Droit de rêver, écrit « Le monde veut être vu ». C’est donc d’un regard réversible qu’il s’agit. En quelque sorte d’une symbiose et d’une électrolyse dont résulterait une nouvelle réalité, le cas échéant une œuvre (à la fois comparable au processus d’attachement, jusqu’à leur mort commune, du lierre et du chêne et à la transformation du tournesol en précipité de couleur bleue).
Le second postulat de Rilke, qui n’est du reste qu’un corollaire du premier, c’est que, pour enfin parvenir à écrire ne fût-ce qu’un seul vers qui soit nourri de sens et porteur de sens, délivreur de sens (y compris, voire de préférence, de sens contradictoires), il faut avoir « vécu ». Constatant qu’à vingt-huit ans il n’a encore écrit que des vers superficiels, il en déduit que seule l’expérience saura alimenter les couches profondes de sa géologie mentale, et le substrat, disons pompeusement sémantique, de ses mots et des phrases qui les assemblent et les animent.
Il énumère, pour l’exemple afin de se faire bien comprendre, quelques unes de ces choses de la vie qu’il faut avoir connues, vécues, expérimentées avant que puisse, en une heure très rare, du milieu de ces choses devenues sang en nous, se lever le premier mot d’un vers.
Au rebours de toute idée d’inspiration et de toute idéologie spontanéiste, il dit ce que sait tout ouvrier, tout artisan, tout paysan : tout geste doit être précédé d’un long apprentissage, d’un processus de familiarisation avec la matière, avec l’instrument et avec ce « soi-même » qu’on ne connaît jamais « à première vue ».
Si les sociétés très anciennes, traditionnelles, avaient fait de l’initiation le passage obligé de toute accession à la maîtrise, si celles qui suivirent instaurèrent en règle l’impératif d’apprentissage, voie d’accès à l’état de compagnon, phase cruciale de transition vers celui de « maître », ce n’est certes pas hasard ni arbitraire diktat « élitiste ». Personne ne naît poète, artiste, artisan ; on ne le devient qu’à l’issue d’une confrontation laborieuse, assidue, obstinée, souvent ingrate avec les réalités distinctes de la matière, des instruments (le langage pour la littérature, les sons, les règles de l’harmonie et les instruments pour la musique, les formes et les couleurs pour la peinture, mais aussi le travail minutieux du bois pour le menuisier ou l’ébéniste).
On n’apprend pas la vie en vivant, mais en se sachant vivre, en se demandant ce que c’est que « vivre ». Le lézard vit, la paramécie vit. Ils se passent sans encombre d’avoir été en mesure de composer la partition de la Neuvième symphonie avec chœur, d’avoir peint la Naissance de Vénus ou d’avoir écrit L’Invitation au voyage, mais leur parent éloigné, l’animal humain, a depuis longtemps perdu l’habitude de se contenter de survivre. Paranoïaque et schizophrène, sans doute grand prétentieux, il a commencé par tracer des signes, puis des représentations figurées, à la fois précises et prodigieusement imaginatives, du réel qui l’environnait, l’incluait et semblait chercher à l’exclure en lui assignant ou lui concédant un destin particulier, inédit, unique, faramineux, et finalement tragique (rançon orgueilleuse de sa prise de conscience).