De la liberté et de l’égalité
Gil Jouanard
Lorsque, aux alentours de ma douzième année, j’appris très officiellement sur les bancs de l’école que mes parents, en vertu de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, étaient nés libres et, d’autre part, égaux à chacun des autres humains, quels qu’ils fussent, je n’en crus tout d’abord pas mes oreilles et mes yeux (car nous avions été invités par le professeur à suivre du regard sur le manuel d’Histoire l’énoncé de cet article inaugural de la dite Déclaration, qu’il nous récitait de son côté avec conviction et un soupçon de solennité).
L’évidence, fort gênante, du fait que nous avions affaire, avec ces intempestives assertions, soit à une imposture, soit à un mensonge pieux, sauta aussitôt aux yeux de ma conscience : je ne savais que trop, déjà, ce qu’il allait me falloir accomplir de prouesses pour obtenir un semblant de liberté et pour, d’autre part, parvenir à un niveau de relative égalité avec certains de mes camarades, mieux lotis de plusieurs (sinon de tous les) points de vue (plus riches, ce qui était du reste facile, mais aussi culturellement plus évolués, mieux habillés, mieux nourris, mieux bâtis, s’exprimant plus aisément que moi…). Ces fils de la bourgeoisie éclairée de la ville (Amphoux dont le père était médecin, son presque homonyme Emphoux, dont la mère était directrice d’école, Bonnefoy dont les parents étaient droguistes, Dumerliat dont la famille possédait un atelier de bonneterie) avaient beau ne pas parader ou s’enorgueillir de leur statut social relativement privilégié, je disposais de suffisamment de critères d’évaluation et de comparaison pour discerner ce qui faisait que j’étais fort loin d’être leur égal et de disposer d’une marge de liberté aussi large que celle dont ils jouissaient eux-mêmes. Je leur en voulais d’autant moins qu’ils n’en faisaient jamais état, et n’en avaient peut-être même pas vraiment conscience ; mais il n’empêche : il me suffisait de les regarder et de les écouter pour savoir que leur liberté n’était pas la mienne et que leur égalité, ils se la partageaient entre eux, innocemment certes, mais d’une façon qui, pour n’être nullement ostentatoire, n’en était pas moins flagrante aux yeux d’un enfant que sa naissance avait propulsé dans le panier des frustrés. Ils avaient ce que j’étais fort loin de posséder : une aisance naturelle dans l’attitude, le comportement et l’élocution, tandis que j’étais gauche, bafouilleur, mal fagoté et que je zozotais…
Il me fallut atteindre le seuil ouvrant l’accès à l’âge adulte, entre dix-neuf et vingt-et-un ans, pour réaliser brusquement (sans doute à la lecture de biographies d’hommes non pas tant illustres qu’exemplaires en fonction de mon échelle des valeurs) que mes « modèles » devaient très peu de leurs avantages intrinsèques à la nature socioéconomique de leurs origines respectives, au demeurant fort diverses et que presque tous avaient répudiée, qu’à une certaine qualité intérieure, fortement personnalisée, individualisée, et le plus souvent en rupture avec leur milieu.
Ainsi les choses étaient-elles claires : nous naissons tous contraints, censurés, étiolés et outrageusement inégaux ; quelques uns, de toute origine sociale, familiale, atavique ou culturelle, parviennent, par la conjonction de l’effort et de la jubilation, à gagner des parts substantielles de liberté ; quant à l’inégalité originelle, même flagrante et durable, elle importait médiocrement dans la réussite d’une vie privée, quelle qu’elle soit. Tel pauvre qui se réalise, c’est-à-dire qui parvient au sommet de lui-même, aura toujours mieux réussi sa vie que tel riche demeuré au bas de l’échelle de sa conscience (terme que j’emploie ici non pas en son sens moral, mais dans son acception intellectuelle).
Je plongeai à corps perdu dans la quête de la plus grande et large des libertés possibles ; et j’inversai progressivement le sens de l’inégalité en vivant des bonheurs dont mes supérieurs en matière d’égalité dans l’enfance n’eurent jamais idée leur vie durant.
Et, autre avantage acquis par une attitude aussi aristocratique (quoique frugale et austère), je finis par ne plus fréquenter que des hommes (et des femmes) libres et égaux, c’est-à-dire libérés et égaux en indépendance, en liberté de pensée et d’expression, en aptitude à inventer leur propre vie.
Voilà, la chose était dite : la liberté qui nous reste, c’est celle d’inventer notre vie au jour le jour avec ce dont on dispose depuis la naissance, ce contre quoi ni la morale civique ni la loi sociale ne peuvent rien, sinon constater et…s’incliner.
Je me serai constamment incliné devant les vertus ascétiques de la liberté.