Du dimanche en campagne
au dimanche à la campagne
La carrière du mot « campagne », dans le paysage sémantique habituel, est à la fois des plus variées et des moins cohérentes.
La campagne, c’est d’abord, dans le lexique géographique, d’où il est issu, cette version de la « nature » revue et corrigée (ou plutôt sérieusement infléchie) par l’Homo Sapiens-Sapiens de deuxième génération, apparue avec la mise en culture des végétaux nutritifs.
Pour des raisons que l’on serait en peine de discerner, le terme a subi un mouvement de translation vers une tout autre couche d’implications sémantiques, moins rurales, et davantage sociologiques ; il s’est enrichi d’une palette de sens inattendus, touchant aux domaines de la guerre, du commerce et de la politique, ces trois termes mentionnés dans l’ordre de leur entrée en scène sur le champ d’application du vocable considéré.
C’est par l’activité polémologique dont les sociétés humaines ont fait l’arme (c’est le cas de le dire) de leurs visées hégémoniques ou de leurs réflexes défensifs, qu’il a quitté la paix des champs pour entrer dans l’Histoire. On a tous entendu parler des campagnes menées par Ramsès II, par Trajan, par Napoléon ; et chacun sait que la « Campagne d’Italie » n’est pas le titre d’un tableau de paysagiste, mais celui de temps forts des assez minables tentations annexionnistes du Valois François 1er et du général issu du cadre de l’artillerie, Napoleone Buonaparte.
Les campagnes de promotion sont l’apanage du commerce (non pas celui des idées, mais celui des denrées, des produits et des objets). Elles ont, au XXe siècle, envahi le « paysage » de nos villes, des commerces qui y prospèrent (mais aussi de ceux qui y périclitent et tentent ainsi de relancer leur machine essoufflée), ainsi que de nos journaux et autres moyens de diffusion de propagande variées.
Le terme de « propagande » est le mieux approprié à la définition rapide du sens de l’expression « campagne électorale ». En cette circonstance, des « candidats », dont on est effaré d’apprendre qu’ils s’estiment personnellement, de par leurs vertus propres, capables de régler nos problèmes ordinaires et de gérer nos intérêts collectifs, usent, avec un raffinement subtil ou une énorme mais pas forcément inefficace balourdise, les méthodes de la « publicité » à but lucratif déjà fort en vogue du temps des « comptoirs » (que de mots ambigus, décidément !) grecs, phéniciens ou carthaginois.
Remarquons au passage que ce mode de transfert concerne principalement le lexique ruralo-campagnard, puisque à l’expression « campagne électorale », nous sommes accoutumés d’adjoindre celle de « paysage électoral ». Ainsi, le mot « paysage » peut désigner la Toscane, les Grands Causses, le marais poitevin, mais aussi la cartographie momentanée dressée de façon circonstancielle à propos de la publicité faite autour du nom de (ne citons pas de vivants) Léon Blum, Adolf Hitler ou de celui du candidat à l’investiture de maire de Trifouillis-les-Oies.
Notons que, reproduisant à une échelle moindre ces détournements de sens, les uns font une campagne au sein de l’entreprise afin de se faire élire « représentant » de tel syndicat, les autres en vue de se faire désigner président d’une fédération sportive. Quant au « paysage », il peut aussi être « mental » (on ne sait trop ce que cela veut dire précisément, mais on peut supposer qu’il s’agit de la mosaïque de lieux-dits collectés par la mémoire d’un individu donné, depuis sa plus « tendre » enfance (pourquoi « tendre » alors qu’elle est souvent vacharde et jalouse ?), voire d’un patchwork de lectures, d’opinions et de souvenirs aussi mouvants que le fut la croute terrestre au moment des grands plissements tectoniques dont aucun être humain ne fut jamais témoin.
Certaines expressions vont même jusqu’à combiner les sous-entendus sémantiques en provenance de contextes étrangers l’un à l’autre. Par exemple, personne n’hésiterait à écrire en titre d’un quotidien « Calme plat dans la campagne électorale », pour dire qu’il ne se passe rien de bien « saignant » (pourquoi « saignants » ?) dans les échanges entre candidats et les réactions du public fort légitimement blasé. Pourtant, l’expression « calme plat » ressortit du vocabulaire maritime, tandis que le mot « campagne »…Mais n’y revenons pas, nous l’avons déjà dit.
La conclusion serait assez légitimement de stipuler que, d’une façon générale, nous avons l’habitude de ne pas trop savoir ce que nous disons et de parler par réflexes conditionnés déconnectés de la réalité que désignent les mots.
Après ça, allez donc choisir un Président de la République, un député, un délégué syndical, un général en chef chargé de conquérir le royaume de Piémont-Sardaigne ou de défendre le limes de Germanie contre ces salopards de Saxons, de Francs, de Burgondes, de Suèves, de Vandales, sans parler de ces satanés Alains et Huns qui poussent à hue et à dia derrière ce beau monde !
C’est à y perdre le sens de l’orientation (« mon père, gardez-vous à droite ; mon père, gardez-vous à gauche », bafouillait en pure perte le fils du roi Jean-le-Bon à la bataille de Poitiers, pas celle-ci, celle-là). Mais n’est-ce pas une façon de ramener la campagne à son lieu d’origine, la forêt pluviale, c’est-à-dire la jungle ?
« Rrrr rrrr », approuverait le gorille en se frappant le poitrail, lui qui pourtant n’est qu’un arrière-cousin assez éloigné de notre sympathique race de Singes Anthropoïdes, par rapport au rusé Chimpanzé et à ce coquin de Bonobo (à ne pas mettre sous le regard des supposés innocents bambins, et qui se passe de campagne électorale pour obtenir ce qu’il convoite).
Gil Jouanard