Reporter d’idées : l’enfant du monde?
Un monde craque, un autre accouche. A l’autre bout de la terre se joue une autre histoire. Un dictateur meurt en Corée du Nord tandis qu’un autre s’accroche comme un fou au pouvoir, continuant aux yeux de tous à se livrer à un bain de sang et de répression en Syrie. L’Asie s’éveille, construit, bâtit, innove, copie… et l’Amérique sait qu’elle doit désormais composer avec la Chine, devenue le banquier du monde. Le souffle numérique du printemps arabe - avec notamment les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, etc) – a renversé des dictatures qui se croyaient immortelles. Les « indignés » sont partout et nulle part : Stéphane Hessel, 93 ans, a suscité des vocations…et ne comptent plus ses jeunes disciples zélés à travers le monde.
Au royaume des idées aussi, un monde craque, un autre accouche.
Les croyances d’hier se fissurent, les murs conceptuels tombent, les idéologies s’effondrent. Déjà on voit apparaître de nouvelles têtes pensantes, de nouvelles idées annonciatrices peut-être d’un bouleversement profond. La crise financière et économique permet de mieux rebondir et de casser les murs des vieilles certitudes qui ont vécu. On manie avec brio les paradoxes et on effectue des rapprochements inattendus pour échapper aux dérives consensuelles et aux apories de l’esprit de système. Ainsi Bertrand Russel (1872-1970) a dit que les mathématiques sont nées le jour où l’on s’est rendu compte qu’il y avait quelque chose de commun entre un couple de faisans et une paire de claque. Au-delà de la boutade, le philosophe anglais affirme là quelque chose de fondamental. La naissance du « nombre » est le premier moment des maths. L’idée de nombre certes mais pas encore sa définition rigoureuse donnée plus tard par Frège. « L’essence de notre métier est de parler au monde » proclamait déjà François Jacob, Prix Nobel en 1965
Dans les sciences du vivant, une révolution est en cours. Dans les sciences sociales, les anciens cadres de pensée s’effondrent. Des historiens ne proposent rien moins que de repenser l’histoire du monde alors que nos politiques légifèrent sur la notion de génocide au point d’indisposer le gouvernement turc. Des économistes invitent à repenser de fond en comble leur discipline désormais sur la sellette car elle n’a rien vu venir… Des sociologues se lancent sur le terrain de l’universel. Les sciences cognitives renouvellent complètement notre vision de l’esprit…
Alors que la presse enterre un grand reporter de France Télévision déchiqueté par un obus à Homs en Syrie pendant qu’il rapportait des images de l’événement, le nouveau journaliste « révolutionnaire » veut rompre avec la figure convenue et dévoyée de l’ancien « publiciste » cher à Lénine et au « politiquement correct ». Ce contraste des postures/impostures est illustré et mis en scène de belle manière dans le dessin achevé pour « Le Serment du Jeu de Paume » du peintre David, en 1791. On peut voir, exposé au centre de la salle, le publiciste traditionnel, Barère, du « Point du Jour » - dont le sous-titre est explicite « Recueil de ce qui s’est passé la veille à l’Assemblée nationale », prendre avec soin des notes, recevoir passivement, sans discuter et sans esprit critique, la parole du pouvoir dont il semble l’interlocuteur privilégié. Avec connivence, voire compromission. Ce qui conforte l’idée que le grand public a de la presse trop proche du pouvoir, voire corrompu par l’argent et le politique.
Dans le Haut du coin droit, on peut aussi apercevoir beaucoup moins visible Marat, rédigeant et bouclant dans l’urgence un exemplaire de « l’Ami du peuple ». Il est debout, tournant le dos à la salle et à ceux qui nous gouvernent et ont le pouvoir, faisant face à ce qui se passe dehors, dans la rue et les bruits du monde, pour témoigner de ce qu’il a vu et non de ce qu’on lui a dicté d’en haut.
A grand renfort de communiqués de presse qui tiennent plus de propagande que de l’information, encore moins de la Vérité… si elle existe. De toute évidence, le « reporter d’idées » qui tente d’écrire aujourd’hui l’actualité dans l’espace public est plus proche de Marat de « L’Ami du Peuple » que de Barère du « Point du Jour ». Il a l’intuition qu’une bonne info est une information volée au pouvoir qui cherche à le manipuler avec sa propagande à droite comme à gauche
Le monde des idées est sorti de la caverne et de ses ombres trompeuses pour rejoindre l’univers des nouvelles et s’adresser enfin au plus grand nombre, c’est-à-dire à tous les enfants du monde. Les idées en temps de crise paraissent nos meilleures importations dans un monde de plus en plus globalisé et à la recherche de sens. Cela n’est guère nouveau sous le soleil… mais on a parfois tendance à l’oublier au profit des chiffres et des statistiques.
Il reste qu’en ce début du XXIè siècle la presse plongée dans un système économique hyperconcurrentiel ne prétend plus aujourd’hui à l’objectivité et à l’exhaustivité. Revendiquant sa légitime subjectivité, elle se nourrit surtout de visible et de faits sensationnels pour capter son public et vendre du papier, de l’information, de l’émotion et des images. Pour arriver à ses fins, elle cherche ce qui peut être avant tout montré, hiérarchisé, mis en scène afin de tenter de séduire ou de reconquérir un public blasé et versatile qui surfe sur le réseau mondial d’Internet en jouant parfois au journaliste amateur avec son téléphone portable perfectionné tout en confondant le plus souvent communication et information .
Pour le philosophe Marcel Cauchet, l’expertise du journaliste professionnel est toujours plus nécessaire pour guider le citoyen dans le dédale de l’information. Ce qui ne dispense pas les journaux en crise (cf. France Soir) de chercher des synergies avec le Web « Il ne faut pas déduire de l’amateurisme global la pulvérisation intégrale du professionnalisme. C’est l’inverse qui va se produire. Le moment actuel est un passage. Mais à l’arrivée, le niveau d’exigence à l’égard de la presse sera plus élevé et non plus bas. ».Il s’agira ici et là, de cerner et d’appréhender les conditions réelles, nécessaires et suffisantes d’un « élitisme pour tous » qui dépasserait l’utopie du « Tout est possible », à l’heure critique de la mondialisation qui est aussi une vraie chance pour le « village global ». Vaste programme qu’il convient ici d’explorer au jour le jour dans toutes ses aventures, ses grandeurs, ses dérives et ses excès.
Christian Duteil.
Docteur en psychologie, professeur des Universités