Dans nos gènes se tapit le climat,
ce sans-gêne
Gil Jouanard
Chacun sait que, de la même façon que le permafrost conserve la mémoire d’ères disparues ou que les cercles inscrits au cœur du tronc d’un arbre garde le souvenir de ses âges successifs, l’être humain moderne porte dans ses gênes l’anthologie occultée de son origine et des phases successives de son évolution.
Parmi ces « marqueurs », certains témoignent probablement de l’expérience que firent nos très lointains ancêtres (ceux de voici 50 000 à 10 000 ans, contemporains de la dernière glaciation, dite de Würm) d’un climat placé sous le diktat sans trêves ni concessions de températures extraordinairement basses. D’autres sont marqués par la moiteur tropicale, obstinément pluvieuse, de périodes interglaciaires à peine plus confortables.
S’ajoutent à ce patrimoine d’origine préhistorique les traces laissées, entre le milieu du XIVe siècle et le début du XIXe, par ce qu’on a coutume d’appeler le « petit âge glaciaire », dont l’iconographie de cette période rend compte avec grand talent (surtout chez les peintres néerlandais, flamands et allemands).
Ainsi, dès avant l’irruption de l’Homme moderne (dit aussi Homme de Cro-Magnon), durant la totalité du « règne » sans partage du Néandertalien (qui nous a légué une infime part de notre patrimoine génétique), l’Eurasie (dont on estime à tort qu’ils constituent deux continents distincts), mais aussi durant la lente mais inexorable conquête de ce même territoire (et finalement de toute la planète) par ce Sapiens-Sapiens en rupture d’Afrique, la dernière des ères glaciaires exerça son autorité sans partage, avant de le céder à des périodes de chaleur humide favorables à la prolifération de la « couverture végétale ».
Descendants lointains des deux lignées d’hommes de la période de Würm, séquence du Quaternaire qui se déroula approximativement entre l’an moins cent vingt mille et l’an dix mille), nous sommes donc les dépositaires de réflexes climatiques dont furent tributaires nos ancêtres depuis plus de deux mille générations et, pour les plus récents des « hommes du glaciaire », depuis environ cinq cents. Ce qui, tout bien réfléchi, ne constitue pas un nombre astronomique de générations (dont la plupart furent extrêmement peu fournies du point de vue de la démographie…).
C’est sans doute la raison pour laquelle l’on éprouve couramment une certaine excitation à l’arrivée des grands froids, comme à celle des saisons pluvieuses. En nous se mettent en place instantanément, à notre insu, des réseaux de réflexes forgés dans nos organismes et dans notre inconscient machinal, durant ces longues périodes où le clan, avant même l’émergence de la socialité tribale (forme élargie à des normes excédant les limites numériques de la famille), se serrait pour se tenir chaud ou restait tapie sur le seuil de l’abri sous roche pour se protéger du froid intense, puis de la pluie diluvienne.
Entre deux mille et cinq cents générations d’humains (majoritairement « modernes », mais avec un zeste de néandertalité discrète) remuent dans nos veines et dans nos nerfs, sensibilisent notre épiderme et stimulent notre imaginaire ; et notre mémoire climatique atteste notre ancrage dans ce processus qui, à l’échelle géologique, s’enclencha hier ou, mettons, avant-hier (la série de piqûres de rappel des XIVe, XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ayant réactivé les effets de ces habitudes inoculées dans notre organisme au cours des millénaires de notre faramineuse préhistoire).
Quelque part, tapi au fond de nous, comme il devait l’être à l’orée de la grotte clanique, Naoh grelotte, frémit et nourrit le feu rayonnant afin de sécher ses vieux os perclus d’averses, d’orages et de crachin.
Le climat est notre mémoire fidèle.