Cet ailleurs partout présent
Gil Jouanard
Ce conglomérat d’impressions diffuses, de vagues sensations et de sentiments flous qui se résolvent et se perpétuent en souvenirs dans la mémoire que nous conservons des lieux où nous avons vécu anime en permanence, quasiment à notre insu, l’univers kaléidoscopique de notre secrète intimité.
Chacun dispose ainsi d’un paysage mental fait de bribes d’instants, de lieux et de circonstances dont le silence, en nous, produit une rumeur continue. Il se présente à la fois sous la forme d’une mosaïque ou d’un patchwork, et sous celle d’une succession de strates (à la façon d’une coupe géologique).
Le sédentaire, natif d’un lieu dont il n’aura pas eu l’occasion de s’éloigner, n’a d’autre perspective de diversification que celles offertes par les événements qui y seront le cas échéant survenus. Cela n’est déjà pas anodin ni sans effets considérables, s’il a su vivre intensément ces instants et les aléas divers qui s’y seront rattachés.
Mais le nomade disposera d’une variété de vécus et de ressentis beaucoup plus considérables.
Nul besoin, pour enrichir le patrimoine personnel de territoires exotiques ou simplement singuliers, d’effectuer de lointains voyages. L’espace d’une ville suffit à alimenter un inépuisable afflux d’étrangetés dont le pittoresque n’est pas exclu.
Entre le moment où, en septembre 1959, tout jeune homme, je suis venu pour la première fois vivre à Paris, et ce jour de fin janvier 2012 où j’y réside probablement de façon définitive, après de nombreuses séquences de va-et-vient à travers le monde (et peu de gens auront nomadisé autant que je le fis), j’ai, personnellement, vécu rue Villiers de l’Isle-Adam, dans le XXe arrondissement, puis à Choisy-le-Roi, rue Noblet, ensuite rue Pierre-Guérin dans le XVIe, rue Campagne-Première et rue Notre-Dame-des-Champs dans le XIVe, rue Saint-Amand dans le XVe. Ensuite j’habitai Montreuil, rue Emile-Raynaud, puis rue Emile Allez, dans le XVIIe, rue de Sévigné, dans le IVe, rue Pétrelle, dans le IXe, rue des Blancs-Manteaux, de nouveau dans le IVe, et enfin rue des Cordelières, dans le XIIIe.
Ceux qui connaissent bien Paris savent à quel point les atmosphères et les caractères propres à chacun de ces quartiers ou de ces banlieues sont différents. Ce que l’on capte, voit, respire, entend, devine ici est souvent si étranger à ce que l’on a pu vivre et éprouver, ressentir, imaginer, rêver, ailleurs que, sans compter les conditions de vie qui furent les nôtres en ces différents lieux, les souvenirs que l’on en conserve exotisent chacun de ces lieux par rapport à chacun des autres. C’est comme si l’on avait chaque fois changé de ville.
Mais, cela étant, est-on, ou plus exactement aura-t-on été, ici, le même que celui que l’on fut là ? On peut en douter. On en doute. On est sûr du contraire.
Car chaque lieu dispose d’un patrimoine mémoriel (historique, événementiel, poétique, atmosphérique) qui l’individualise, lui tient lieu d’identité géo-historique, poétique et sentimentale.
Bien entendu, tout cela peut se vivre machinalement, dans l’indifférence propre à ceux qui vivent exclusivement tournés vers eux-mêmes, vers eux-seuls, et qui ne voient rien (de ce qui se donne à voir, bien entendu, mais a fortiori de ce qui se cache dans l’attente qu’un regard appuyé le fasse basculer dans la conscience et dans la réalité.
Si ce n’est pas trop demander, et dans leur intérêt exclusif, nous préconiserons à chacun de ne rien négliger du petit coin de ville où s’accomplit le plus clair de leurs journées : ils découvriront vite que chaque rue, chaque carrefour, chaque square, chaque allée fourmillent de traces et d’échos, d’appels et de clins d’œil.
Peut-être alors sauront-ils se remémorer, s’ils l’ont lu (ce qui est en fait peu probable…) l’exotique Voyage autour de ma chambre du Savoyard Xavier de Maistre.
©Gil Jouanard, 2012