La double vie
Par Gil Jouanard
Nous menons tous une double vie : celle que nous dépensons au jour le jour pour simplement survivre –et dont les uns usent avec parcimonie, tandis que les autres la dépensent sans retenue--, et celle qui s’accomplit en nous, à l’écart des regards et parfois même à notre insu, à compter du moment, mal repérable, où le premier souvenir fit son apparition dans ce capharnaüm qu’on appelle « notre tête » (événement précurseur qui survient à l’improviste, généralement entre l’âge de quatre ans et celui de cinq, si l’on choisit de négliger les sensations et occurrences événementielles qui, malgré leur fonction déterminante, n’auront guère imprimé notre conscience).
La première, qui correspond en grande partie à une perte sèche de temps et se traduit par une accumulation de gestes machinaux et de propos oiseux ou pauvres en signification, mange les deux tiers au moins de la durée d’existence que le sort et la biologie nous auront alloué. Nous dirons que c’est celle qui nous ancre dans cette animalité, originelle et récurrente, dont nous sommes prioritairement tributaires.
La seconde, qui échappe au contrôle des règles impérieuses de cette condition (celle d’un Primate qui a évolué jusqu’à la sophistication, au point de se croire maître de son destin, si ce n’est de celui de la planète toute entière), se déroule en quelque sorte in petto dans l’espace sans pesanteur où conscience et inconscient s’entremêlent en un fatras de non-dit, d’intuitions, de sentiments, de sensations mentales aussi diffuses qu’éphémères.
Regrets et remords intimes s’y télescopent avec quantité de désirs inassouvis, d’espoirs déçus, de pulsions clandestines, d’insistants oublis qui remontent par bribes à la surface du lac de notre fausse tranquillité. Ces poussières de pressentiments et de frustrations qui couvent sous la cendre de nos incendies mal éteints sont causes de l’oxymore que constitue notre biographie de nomades condamnés à la sédentarité, de passionnés assignés au respect des diktats de la raison, d’aventuriers pusillanimes, de rêveurs déniaisés, d’amoureux transis métamorphosés en mornes époux (ou épouses) ou en timorés concubins.
Quelques esprits forts choisissent pourtant (s’ils ont commencé à s’y exercer dès l’âge où l’on peut encore devenir un autre sans trop d’efforts) de privilégier cette existence-là, celle qui ne vient qu’à peine émarger au registre du vécu apparent, celle à laquelle sont confrontés les regards extérieurs et les jugements que « les autres » (ces auxiliaires de l’Enfer, si l’on en croit Jean-Paul Sartre) portent sur ce qu’ils croient être votre « personnalité ».
Ceux-là répartissent de façon sans cesse moins équitable leur emploi du temps entre anecdotiques gesticulations socioprofessionnelles et domestiques, qu’ils auront peut-être la force et l’habileté de réduire à la portion congrue, et vraie vie, strictement privée, au cœur d’un paysage mental à la fois composite et fertile, fait de lieux dits, d’instants vécus, de bonheurs fastueux et de fertiles privations transformées en perpétuelles envies, qui auront stimulé leur conviction et leur disponibilité à l’égard de l’essentiel, lequel est sans prix, sans poids, sans consistance, sans apparence, l’essentiel qui nous fait jeter l’ancre dans l’océan de l’apesanteur, dans le Nirvana d’un Nulle-Part somptueux, hors de notre corporéité.
L’infini éternel, qui effrayait tant Blaise Pascal, leur est complice : se sachant poussière, ils n’aspirent plus depuis longtemps à devenir briques ou blocs de granit, voire marbre mémoriel ; ils se laissent porter par les vents alizés et par les brises légères du matin, désormais blindés contre le blizzard et contre l’ouragan des triviales contraintes (celles qu’on a pu croire nécessaires à une survie qui, de toute façon n’est qu’une fragile situation de sursis provisoire).
Nul n’est assigné à devenir poète, artiste, philosophe, tous extraterrestres, pour jouir des avantages de cet état. Mais la culture en son propre jardin secret de ses velléités natives d’indépendance, d’autonomie et de son instinct émancipateur, à l’écart des consensus et des moyens-termes (deux vocables qui, réunis, font pléonasme), des pis-aller et des gentlemen’s agreement, cette culture, préconisée par Candide, quand il fut revenu de tout, est mieux qu’un placebo : c’est une panacée, voire même un chaudron d’éternelle jouvence.
Dans cet espace hors du temps et hors de tout contexte, les amours mortes qui vous ont si fort attristé ou pénalisé se mettent à revivre, les échecs se transforment en réussites éclatantes, les déceptions deviennent vœux réalisés, la vie retrouve son poids, sa saveur et son sens : elle vaut enfin d’être vécue.
Comment faire ? S’en remettre à la beauté, à la singularité, à l’extraterritorialité fastueuse de la musique, des images (aussi bien naturelles qu’artistiquement composées), des mots qui ne trahissent ni ne désertent votre conscience et votre folie douce. Contre les affiches publicitaires ou électorales, contre les slogans et les discours : la vie, la vie, la vie, cette merveille, cet éphémère qui, au détour d’un bois ou au cœur d’une prairie déploie ses ailes bleutées et translucides pour disparaître en un éclair.
Le délicat poète le disait : « Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, cours-y vite », ajoutant : « le bonheur est dans le pré, cours-y vite, il est passé ». Ce sont sans doute d’idéalistes et un peu mièvres suggestions ; mais en connaissez-vous de meilleures ?
De plus, ne sommes-nous pas justement au printemps, et même bientôt au temps des cerises, des gais rossignols et des merles moqueurs ? N’oubliez pas les pendants d’oreille qu’on va cueillir à deux ; remettons à demain les peines cruelles et les blessures que l’on porte au cœur. Après tout, celui-ci n’est-il pas une simple pompe hémophile et hémophage ? Laissons les amours mortes se desquamer à la façon des peaux mortes, et plongeons au cœur de leur résurrection, à chaque seconde, dans ce jardin clos où il refleurit chaque fois que nous l’extirpons du désastre obscur dans lequel il a chu.