Plaisir d’amour dura quelque
huit cents ans
Les romances sentimentales qui, autrefois, faisaient «pleurer Margot» n’ont plus beaucoup de chances d’émouvoir Samantha ou Vanessa, «jeunesses» nées de mères-copines revenues de bien des choses.
Le rythme ayant supplanté la mélodie et l’onomatopée ayant pris la place du texte, l’impatience et le cynisme ont relégué aux oubliettes nos rues Saint-Vincent , nos tendres et dangereux visages de l’amour , nos feuilles mortes qui ne se ramassent plus à la pelle (car des immigrés maliens les font ramasser par des balayeurs-aspirateurs automatiques), nos plaisirs d’amour qui ne durent même plus l’espace d’un instant avec les pragmatiques préservatifs et nos temps des cerises où l’on « cueillait en rêvant des pendants d’oreille ».
Qui songe aujourd’hui à cueillir en rêvant, seul ou à deux, des cerises qu’ils se mettraient en pendant derrière les oreilles ? Les cerises sont vendues hors saison dans les supermarchés, sous pellicule de plastique, en provenance des quatre coins du « village universel » multinational.
Qui songe au tendre et dangereux visage de l’amour ? Qui oserait fredonner que, à Paris, dans chaque faubourg, à l’heure où naissent les rêves, se brise un rêve d’amour ? Qui sentirait son cœur se serrer en entendant que la nuit s’est faite, la berge s’estompe et se perd, et qu’au fil de l’eau point de serments car ce n’est que sur terre qu’on ment ?
On ne ment plus, on n’aime qu’avec parcimonie, prudence et confuse conscience de la brièveté des sentiments et des liaisons qu’ils suscitent.
Moins d’illusions donc, moins de duperies et nul ne saurait plus pleurer pour de belles Sylvie.
L’Histoire de l’espèce humaine, dont on ne dira jamais trop qu’elle n’est qu’une race détachée du corpus anthropoïde tardivement apparue, vient attester que cet amour, qu’on écrivait et disait amur en ancien français (ce qui nous ferait rigoler si on l’entendait prononcer ainsi par les temps qui courent à tout berzingue), cette Histoire (dotée d’une majuscule de majesté) nous affirme, sans ménagement ni fausse pudeur, que ce beau sentiment inventé au XIIe siècle par les oisifs lettrés de langue dite occitane (à cause de ce oc méridional qui se différentiait du oïl septentrional, lui aussi gallo-roman, mais copieusement germanisé), et qui eut son heure de gloire (suavement et pathétiquement conclu par l’apothéose romantique) est désormais en instance avancée de le péremption.
On baise, d’aucuns disent « à tour de bras », comme si les bras intervenaient de quelque façon dans ce processus gymnique impliquant principalement le milieu du corps des impétrants (les bras servant incidemment de leviers articulés et flexibles à l’un des partenaires, souvent en alternance). Mais quel gent seigneur songe à sa nana comme il l’aurait fait jadis de son Iseut ou de sa Guenièvre ? Et quelle femme émancipée s’attend à voir le crapaud qui la saillit se muer ex abrupto en Tristan ou en Romeo ? Nessuno, Niemand, nobody, nadie comme diraient en un chorus polyglotte les traductrices de l’Assemblée des Régions d’Europe à l’abri de leurs guérites transparentes tout en haut de l’hémicycle surplombant les crânes majoritairement chauves des délégués en phase terminale de digestion ?
Comme plus personne de moins de soixante ans n’a conservé le souvenir du répertoire de Damia, Frehel, Lys Gauty, et même de celui de leurs cadettes Catherine Sauvage, Germaine Montero ou Juliette Greco, on peut estimer que depuis longtemps le vent a balayé sur le sable les pas des amants désunis.
Les énergumènes de mon acabit et de ma génération en sont certes maris ; mais comme le dit l’adage : autre temps, autres mœurs. Il nous reste le rayon « rétro » de la FNAC : bien au chaud, à défaut de mouchoirs, accessoires eux-mêmes obsolètes, on pourra toujours se fier, pour ce qui est de l’absorption de nos larmes, aux paquets de kleenex. On en fait même, pour un peu plus cher, des modèles dotés d’une double épaisseur. De quoi se laisser aller à pleurer comme une Madeleine (bien sûr, pas celle de Proust ; plutôt celle « à la veilleuse », de Georges de La Tour, que René Char avait punaisée dans sa cache du maquis, afin de soupirer, la nuit et le jour sur son Eurydice perdue (je sais qui, mais c’est entre lui et moi…).
Gil Jouanard